dimanche 15 novembre 2020

De « l’Ecole unique » à « l’Ecole plurielle » Réflexion sur la réforme du Système Educatif Tunisien ( deuxième partie).

 


Houcine Hamdi

Le blog pédagogique poursuit cette semaine la publication de l'article notre collègue Houcine Hamdi, l'inspecteur général expert de l'éducation dans lequel il a brossé un tableau sur l'état de l'école tunisienne dans un premier temps pour proposer ensuite une solution aux obstacles qui entravent la bonne marche de l'école tunisienne, d'après lui, il faudrait mettre en place une «Ecole plurielle» à la place
« l’Ecole unique » qui a montré ses limites.

Rappelant que et article a été déjà publié dans  'Tunisie XXI.OVER-BLOG.COM'[1] le 18 avril 2018 et vu sa grande qualité et l'originalité de son approche, nous avons sollicité la permission de M° Houcine  pour le republier dans le blog pédagogique, qu'il en soit remercié et nous espérons pouvoir lui publier d'autres communications.

Le blog pédagogique, novembre 2020

 

 

 

Pour accéder à la première partie , cliquer ICI


2- Les changements au niveau national

Ces changements sont liés à la fois aux aspirations légitimes engendrées par la Révolution et aux changements démographiques majeurs que connait la société tunisienne.

2.1- La Révolution et l'Education : des aspirations légitimes

La Révolution de la Liberté et de la Dignité a affirmé - malgré les tentatives de tromperies dont elle fut l’objet - que la principale revendication des insurgés contre l’exclusion, la corruption et la tyrannie, est « le partenariat » citoyen dans la gestion de la « chose » publique, ce qui romprait avec des décennies et voire même des siècles d’exclusion, d'humiliation et d'agression. Dans le domaine de l'Education, cette revendication se traduit par le droit de tous les Tunisiens, sans exception ni discrimination aucunes, à un enseignement démocratique et de qualité dans ses inputs et ses outputs. Cela se traduit aussi par un partenariat dans la gestion de la question éducative en établissant une relation horizontale entre les différents acteurs dans ce domaine, en rupture définitive avec la relation verticale qui a longtemps marqué la gestion de l’Ecole avec son cortège de décisions et autres mesures imposées par un appareil bureaucratique lourd et coupé de la réalité éducative du pays.

Cependant, force est de constater que cette nouvelle manière d’appréhender la question éducative était complètement absente dans l'esprit des décideurs politiques de l’ère postrévolutionnaire. Et si l'on excepte le séminaire orphelin organisé par le ministère de l'Éducation sur "la méthodologie de réforme du système éducatif"[2]  selon la même logique bureaucratique héritée, la question éducative a été complètement occultée par l'élite politique d’après le 14 janvier 2011. Face à cette réalité inquiétante, il incombe aux divers acteurs éducatifs d’attirer l’attention des décideurs politiques et du commun des citoyens sur la nécessité et l’urgence de réformer le SET. Il est de leur devoir de sauvegarder les acquis de l’Ecole tunisienne et de faire face aux tentatives suspectes qui visent à les saper.

2.2- Les changements démographiques

Le taux d'accroissement naturel de la population tunisienne a enregistré une nette baisse du fait de la politique de contrôle de la natalité adoptée juste après l’indépendance et de l'amélioration du niveau de vie. Actuellement il est de l’ordre de 1%, mais il est marqué par des inégalités socio-spatiales évidentes. En effet si le taux d'accroissement naturel est inférieurs à 1% dans les grandes villes du littoral, il se situe entre 1% et 2% dans le reste du pays, notamment à l'intérieur. Il en résulte deux faits essentiels en rapport avec l’Education.

 - La maitrise de l’accroissement naturel, conjuguée avec une volonté politique qui a longtemps fait de l’Education une priorité nationale absolue, a favorisé un taux de scolarisation élevé qui dépassa 99% vers la fin des années quatre-vingt du siècle dernier. Certes, de légères différences entre la ville et la campagne, entre les zones côtières et les régions intérieures et entre les sexes persistèrent mais la réussite à ce niveau est indiscutable.

- Une fois la question quantitative résolue, le défi qualitatif prit le devant du débat national sur l’Education depuis la dernière décennie du siècle dernier. Il était temps de focaliser sur la qualité de l'enseignement – apprentissage, des espaces éducatifs, des ressources humaines, des choix et des pratiques pédagogiques, de la vie scolaire et des résultats scolaires. Le défi qualitatif dans le SET est toujours d’actualité.

   3- L’Ecole tunisienne : des paradoxes sans fin

3.1-Le déclin indéniable du rôle de pionnier de l’école tunisienne

L’école publique, fidèle au rôle qui lui fût dévolu dès son instauration est toujours malgré tous les aléas, la locomotive qui tire le pays vers plus de modernité, de lumières et de progrès social et matériel. Cependant, force est de remarquer que ce rôle ne cesse de s’émousser au fil des ans. Si l'Ecole avait réussi à remplir cette fonction civilisationnelle entre 1958 et les années quatre-vingt du siècle dernier, c'est surtout parce qu'elle était la seule source du savoir et la seule passerelle vers le progrès matériel et la promotion sociale. Or aujourd’hui elle est confrontée à une concurrence sévère et croissante de la part d'autres sources de savoirs qui ont envahi les foyers et les esprits. D’un autre côté, le rôle d'ascenseur social qu’elle a longtemps joué est en panne depuis au moins deux décennies ce qui a réduit son attractivité et sa crédibilité. La restauration du rôle historique de l'Ecole et l'affirmation de son importance dans la marche de notre pays vers l’avenir est le véritable enjeu de toute réforme du SET.

3.2-De nouveaux défis à relever

 Après cinquante ans de sa mise en place, le système éducatif national a atteint un degré de complexité très avancé. Le changement des priorités de l’Ecole en est la manifestation la plus évidente. En effet, après avoir gagné le pari de la scolarisation, le SET fût appelé depuis les années quatre-vingt-dix du siècle dernier à relever le défi de la qualité et de l'efficience, la réforme de 2002 s’inscrivait dans ce sillage. Or, relever ce défi passe nécessairement par un enseignement de la qualité dans ses contenus, ses méthodes et son organisation. Les slogans à propos de la qualité de l’enseignement, du professionnalisme, du rendement et d'efficacité brandis par les hauts responsables du système éducatif restent toujours vides de sens en raison de l'absence d'une vision globale de ce système dans ses contenus, ses structures et ses mécanismes de fonctionnement. Réduire les maux actuels du SET aux programmes scolaires, aux manuels, aux approches pédagogiques, au système d'évaluation et de certification occulte les vrais problèmes. Relever le défi de la qualité passe avant tout par la mise en place d’un Cadre National pour la Réforme du SET qui inclurait les apprentissages, l'organisation, la gestion, le pilotage, l'équipement et la vie scolaire.

 3.3- L'évolution constante des profils des apprenants et leur diversité

 Par profils des apprenants, nous entendons les caractéristiques psychosociales, les attentes, les aspirations, les capacités et les motivations dont la diversité et le perpétuel changement sont en étroite liaison avec une réalité socio-économique, elle aussi multiple et changeante. Ce facteur fût certainement l'une des raisons de la Réforme de 2002. Cependant, son impact s'est limité principalement au système d'orientation scolaire, aux disciplines scolaires et aux approches pédagogiques. Dans le domaine de la vie scolaire, le Ministère s'est contenté de publier en 2004[3]  "le décret portant sur l’organisation de la vie scolaire" qui s’est avéré, malgré certaines mesures innovantes, être incapable de répondre aux exigences de la vie scolaire en termes de vision, d'organisation, de mise en œuvre et de suivi. Il n'est plus possible aujourd’hui de penser la vie scolaire ni de l’organiser d'une manière normative qui occulte la multiplicité des milieux éducatifs et la diversité des profils des apprenants. 

Penser une vie scolaire concluante suppose, entre autres conditions, un plus grand rôle des apprenants - eux qui en sont l’objet- dans sa conception et sa mise en œuvre à travers des structures représentatives et légales. Force est de constater que face à la multiplicité des milieux éducatifs et à la diversité des profils des apprenants, on persiste toujours à user d’une approche stéréotypée et formelle de la vie scolaire, ce qui la réduit à une simple routine administrative vide de tout sens. C’est ce qui explique le faible engagement des apprenants dans les activités culturelles, sociales et sportives dans les établissements scolaires. L'approche stéréotypée explique aussi le fonctionnement « formel » des mécanismes institués par le décret portant sur la vie scolaire tel le Conseil d'Etablissement et le Conseil Pédagogique, sinon comment expliquer, encore une fois, l'exacerbation de certains phénomènes nocifs dans le processus éducatif?

3.4- Un rendement qui n’est pas à la hauteur des sacrifices consentis par la collectivité nationale

 L’écart entre l'effort national consenti au profit du secteur de l'Education en termes d’investissements et la qualité du « produit scolaire » ne fait que s’approfondir d’année en année. En effet et contre toute attente, plusieurs phénomènes prirent une ampleur alarmante : une maîtrise des langues de plus en plus faible à l’oral comme à l’écrit, une faible capacité à résoudre les problèmes scientifiques et techniques… et un niveau de créativité quasi-nul. Les évaluations internationales auxquelles notre pays participe[4] ne font que confirmer ces vérités. Ce paradoxe révèle un gaspillage de ressources, chose que le pays ne peut se permettre. Plus grave encore est l’attitude des intervenants de premier niveau dans le SET quand il s’agit d’expliquer cet écart qui ne cesse de s’amplifier. En effet, ils l’imputent aux apprenants et à leurs parents taxant les premiers de paresse et les seconds de négligence et d'indifférence. Il n'est nullement fait allusion à la responsabilité de l’Institution au sens large. Pis encore, dans le cas où cette responsabilité est évoquée, elle est faite d'une manière incomplète et sélective. C’est la faute aux programmes scolaires, aux approches pédagogiques ou encore au système d'évaluation etc.... Ainsi, les remèdes mis en œuvre pour pallier ces soi-disant défauts restent partiels et superficiels. Il est indéniable que la (refondation) globale du système éducatif est le levier nécessaire pour résoudre ce paradoxe, qui explique, si besoin est, le déclin de l’Ecole en termes d’attractivité et de crédibilité, d’efficacité et d’efficience.

 3.5- Un laisser-aller de plus en plus envahissant

 Le système éducatif n’a cessé, des années durant, d’accumuler les problèmes de toute sorte. Sciemment ignorés, ces problèmes s’aggravèrent et devinrent avec le temps de véritables fléaux à la limite de l’irrécupérable. L’absentéisme, le laisser-aller et l’indifférence dominèrent petit-à-petit la gestion de l’Ecole et du SET. L’enthousiasme qui a toujours fait les réussites du SET s’émoussait à vue d’œil.  Des comportements complètement nocifs dominèrent le paysage éducatif : la fraude aux examens, la violence verbale et physique en milieu scolaire[5], les conflits entre les différents acteurs en présence dans les établissements scolaires, la prédominance de la « complaisance » et des considérations « subjectives " au dépend de la loi et des règlements administratifs dans la gestion des conflits. Cette réalité exige plus que jamais un traitement global et efficace pour mettre fin à cette tendance qui s'aggrave d'année en année et occasionne des dommages réels.

Il faut reconnaitre cependant que ces paradoxes et bien d'autres que nous n'avons pas mentionnés dans cette réflexion, sont le produit d'un paradoxe « originel », c'est celui du modèle de l'Ecole « unique » dans une réalité éducative « plurielle » et « multiple ».

3.6- Une école « unique » dans une réalité éducative « plurielle »

Le souci d'instaurer un enseignement unifié était présent dans l'esprit du législateur depuis 1958 en réponse à l'enseignement "éclaté" hérité de l'époque coloniale (français, zitounien, moderne mixte) et qui menaçait de gommer la personnalité nationale et le vivre-ensemble tissé au cours des siècles. Cette volonté presque obsessionnelle occulta ce qui caractérise l'environnement d'apprentissage en termes de diversité et de pluralité. Ce paradoxe majeur « Ecole unique dans une réalité multiple et plurielle » s'est transformé au fil du temps en un facteur de faiblesse du système éducatif national. Certaines politiques discriminatoires vis à vis des régions intérieures, au niveau de l’infrastructure et de l’équipement scolaires et d’autres commodités tels le transport scolaire ou les besoins en ressources humaines ne firent que renforcer les effets négatifs de ce paradoxe « originel » sur le SET.

En effet, face à une réalité éducative multiple et plurielle, on a eu recours à une juridiction, une organisation, des mécanismes de gestion et des enseignements unifiés. Ce choix sous-tendu par une centralisation excessive n’épargna aucun rouage de l’éducation : la gouvernance, le temps scolaire, les disciplines scolaires, le système d'évaluation, les fameux guides méthodologiques du maître,  etc….?

La multiplicité des environnements d’apprentissage est une réalité objective visible et concrète. Rien qu’à titre d’exemple, il y a un environnement urbain / un environnement rural, un environnement côtier / un environnement « continental », un environnement industriel / touristique / un environnement agricole ...  La diversité climatique entre le Nord, le Sud, l'Est et l'Ouest du pays n’est pas à démontrer.  Les disparités au niveau de l’implantation des activités scolaires entre les régions du pays, l'inégale capacité des familles tunisiennes à subvenir aux charges financières de l'éducation de leurs enfants et la diversité des profils des apprenants et de leurs attentes ... sont autant d’aspects qui corroborent cette pluralité.

Ce paradoxe explique en grande partie la faible capacité du SET à assurer l'équité socio-spatiale : l'échec et le décrochage scolaires et l'extrême écart au niveau des résultats des examens nationaux (baccalauréat) entre les gouvernorats confirment cette conclusion.


 

Fin de la deuxième partie à suivre ; pour revoir la première partie , cliquer ICI

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Houcine Hamdi, inspecteur général de l'éducation

Traduction : Mongi Akrout & Abdessalam Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités

Tunis, Novembre 2020

 

 



[1] http://tunisiexxi.over-blog.com/2018/04/-0.html

[2] Ce colloque s’est tenu le 29,30 et 31 mars 2012 à Gammarth. Des experts tunisiens et étrangers, des enseignants représentants toutes les régions du pays y ont pris part. Au cours de la deuxième journée, les enseignants ont protesté contre la tenue et les contenus de ce colloque. Consulter à ce propos le journal Al-Masirah, N° 11 du 3 Avril au 9 Avril 2012, particulièrement les déclarations de Mouldi Rajhi, membre du Syndicat Général de l’Enseignement de Base et de Lassad Yacoubi, Secrétaire Général du Syndicat Général de l’Enseignement Secondaire.

 

 

[3] Ministère de l’Education et de la Formation, Décret N° 2437 du 19 Octobre 2004 portant sur l’organisation de la vie scolaire, CNP 2004.

[4] Consulter les résultats de l’évaluation internationale en mathématiques, lecture, sciences et résolution des problèmes en 2006.

www.pisa.oecd.org

[5] Cnipre/Unicef, Actes du colloque international : « Pour une Ecole du dialogue et du respect », Tunis, 14-16 Avril 2005, voir en particulier l’intervention de Jean-Paul Payet : Violence à l’école…p33.

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