dimanche 10 avril 2022

Extrait des débats de la conférence consultative sur la question de l'enseignement des jeunes indigènes ) partie 2)

 


 

Hédi Bouhouch

Le blog pédagogique poursuit la présentation    d'extraits de discours contradictoires qui ont eu lieu lors de la discussion du budget de l'année 2007 et dont le sujet était quel enseignement pour les tunisiens? 

Nous reproduisons cette semaine le discours de  De Carnières , le chef du parti des prépondérants qui représente les colons ultra conservateurs qui rejette  l'idée d'un enseignement mixte qui intègrerait les enfants tunisiens  et appelle pour un enseignement à deux vitesses. De Carnières[1] " et ses collègues désirent, une instruction séparée estimant qu’elle ne doit pas être donnée en même temps aux français et aux indigènes pour des raisons d’ordre technique et d’ordre moral ", il s'agit là d'une attitude qui n'était pas exempte de racisme.

 

L'intervention de  De Carnières en réponse à M° Zaouch

 

De Carnières dit qu’il n’étonnera personne en disant qu’il ne partage pas les opinions de M. Zaouch. ( pour retrouver le discours de M. Zaouch, cliquer ici)

 M. Zaouch a constaté la faillite de la Direction de l’Enseignement en Tunisie ; il est d’accord avec lui sur ce point.  Après 22 années d’enseignement français, il est certain qu’on devrait trouver beaucoup d’arabes parlant français et beaucoup de français parlant l’arabe. Il croit que la Direction de l’Enseignement a pris un mauvais système qui donne peu de résultats.

Les indigènes qui veulent être instruits sont en réalité très peu nombreux. Les pétitions signées en faveur du développement de l’instruction, ont été récoltées par un député qui est allé les chercher dans tous les douars.

Ils mettent d’ailleurs peu d'empressement à fréquenter les écoles et leur nombre a diminué depuis quelques années. Pour remédier à cette diminution, M. le Directeur de l'Enseignement avait inventé un moyen très simple d’avoir des élèves. Il donnait aux« moueddebs » une prime de 0 fr. 50 par élève de l'école coranique qu’ils envoyaient à l’école franco-arabe. 

Il arrivait alors que les élèves faisaient acte de présence les premiers jours du mois seulement, pour permettre au moueddeb de toucher sa prime.

Il a signalé ce fait, aujourd'hui que ce système n’existe plus, voici ce qui se produit dans les grands villages : il n’y a que 40 ou 50 élèves indigènes avec 5 ou 6 français et une douzaine d’italiens. Si le maître veut s’occuper des indigènes qui restent en retard sur les français et même sur les italiens, il est obligé de sacrifier ces derniers. Si au contraire il veut s’occuper des européens, il est obligé de négliger les indigènes. 

A Soliman, ville de 3.000 habitants, il n’y a à l’heure actuelle que quelques tirailleurs qui parlent le français et cependant il y a une école française qui existe depuis 20 ans. Il a fait interroger des arabes dans la campagne, il leur est indifférent d’aller à l’école; ils s’en défient même.

Donc, le mouvement indiqué par M. Zaouch, est un mouvement factice. Il rend hommage à M. Zaouch, en qui il reconnaît un sentiment tout autre que chez l’indigène tunisien sur ce point, il ne veut pas sonder son intention, mais il pense que s’il existait une classe d’hommes comme M. Zaouch, la fusion pourrait, ainsi que le disait M. Omessa, se faire plus vite.

Il veut le rapprochement entre les français et les indigènes, mais dans toutes ses propositions, M. Zaouch ne tient pas compte de ce que la Tunisie n’est entrée dans la voie de la civilisation que depuis 20 ans environ.

M. Zaouch met en avant les principes républicains, il n'en a pas le droit s'il est sujet fidèle du Bey. La révolution de 1789 qu’il invoque est le résultat d’un long état de souffrances et de travail; pour arriver à ce point, il faudra beaucoup de temps à la Tunisie. On ne peut pas considérer la population indigène actuelle, d’une manière générale, comme étant égale intellectuellement, à la population française.

 

Il a déposé un ordre du jour au nom de ses collègues agricoles pour la réforme des écoles franco-arabes. Ce que lui et ses collègues désirent, c’est l’instruction séparée estimant qu’elle ne doit pas être donnée en même temps aux français et aux indigènes pour des raisons d’ordre technique et d’ordre moral.

L’indigène qui arrive à l’école ne sait rien, rien au moins de ce que les français savent quand ils y viennent ; le professeur ne peut donc donner le même enseignement aux deux éléments sans causer un préjudice à tous. Il n’est pas possible qu’il y ait dans une même école des élèves qui sortent des douars et des élèves des fermes françaises Les classes différentes sont absolument nécessaires.

A d'autres points de vue, il est certain que les indigènes et nous, n’avons pas les mêmes conceptions de l’existence; les arabes ne cachent rien à leurs enfants de ce qu’il est d’usage de cacher aux nôtre, si bien que dès le plus jeune âge, les petits indigènes savent des choses que nos enfants ignorent encore à 15 ou 16 ans.

Un père de famille français éprouvera toujours une profonde répugnance à mettre son fils dans une école avec les indigènes. Nous trouvons chez ces derniers une telle indifférence au point de vue des mœurs que nous ne pouvons manquer d’en être émus.

Le journal Le Tunisien racontait il y a quelques jours qu’il ne comprenait pas pourquoi après 25 ans d’occupation, on laissait le spectacle de « Karacouz » ouvert à tous et il ajoutait qu’il y avait des centaines et des centaines d’enfants qui allaient voir ce spectacle.

 En 1884, il est allé voir Karacouz (comme tout le monde) et il a trouvé des femmes et des enfants qui avaient l’air de s’amuser beaucoup à ce spectacle. Karacouz[2] n’était pas ce que l’on représente aujourd’hui, c’était un homme politique.

 Il demande aux membres de la Conférence de s’opposer à ce que les centaines et les centaines de petits indigènes viennent raconter aux petits français le spectacle de Karacouz.

Désireux de ne pas froisser ses collègues indigènes, en généralisant, il indiquera seulement en passant le manque absolu de moralité qui existe dans certains milieux musulmans. Sans doute il y a des exceptions mais ce n’est pas sur des exceptions qu’on doit baser un système scolaire.

 Il a été profondément ému lorsqu’il a, à diverses reprises, reçu les confidences désespérées de familles françaises qui avaient eu la douleur et l’humiliation de voir leurs enfants pervertis par leurs camarades indigènes !

Il n’y a pas un seul colon, ajoute-t-il, qui ne désire la séparation absolue entre les français et les indigènes dans nos écoles.

L’école franco-arabe est une école de démoralisation. On ne peut évidemment faire partout 2 écoles, cela coûterait trop cher ; mais il semble que l'on puisse avoir partout deux classes dans une école. Un maître français, maître de l’école, faisant la classe aux européens, pourrait avoir sous ses ordres un élève sorti de l’école normale indigène qui ferait la classe aux indigènes. 

Il faudrait en profiter pour former un corps enseignant qui soit en état de donner aux indigènes l’enseignement du Coran, avec son interprétation libérale. Ce livre n’est pas, comme on pourrait le croire, un livre seulement religieux ; c’est aussi un manuel de morale, un code des lois musulmanes et des coutumes. Il renferme les plus belles idées de droit et de justice et de hautes leçons de tolérance et d’humanité, qu’il s’agit de mettre en lumière.

Si l’on arrivait à interpréter dans ce sens le Coran, on aurait rendu un immense service à tout le monde. Ce serait le premier pas vers la fusion rêvée.

Sans arriver de suite à une fusion de races, que la situation particulière de la femme arabe empêche, on peut tendre auparavant à une fusion d’idées.

 Ainsi donc, on peut donner un enseignement moral, on peut changer petit à petit les mœurs des indigènes, on peut leur dire que la première chose est d’avoir l’esprit large. On peut obtenir ce résultat en mettant dans toutes les écoles un professeur sorti de l’école normale indigène, qui sera placé *sous la surveillance d’un professeur français. (Applaudissements.)

 

M. de Carnières formule ainsi son amendement:

«La Conférence Consultative demande la réforme complète des écoles franco-arabes de façon à ce que français et indigènes y reçoivent une instruction suffisante.»

M. Omessa dit qu’il votera l’amendement de M. de Carnières. Mais il estime qu’il conviendrait de préciser par un texte les indications qui se sont dégagées de ce débat. La Conférence semble unanime à reconnaître que c’est l’enseignement manuel et professionnel que l’on doit appliquer aux indigènes. Aussi propose t-il l’addition suivante à l’amendement déposé :

 « La Conférence émet le vœu : 

« Que l’enseignement aux indigènes ait surtout pour base l’enseignement manuel  et professionnel, qu’au point de vue de la connaissance des langues arabe et française il soit surtout pratique et qu’il soit assuré par un personnel spécial, composé de français et d’indigènes, et spécialement préparé à cet effet. » L’amendement de M. de Carnières, avec adjonction de la motion de M. Omessa, est mis aux voix et adopté.

 

Présentation et commentaires  par Akrout Mongi , Inspecteur général de l'éducation retraité.

Tunis, avril 2022.

Pour accéder à la version arabe, cliquer ICI



[1] Victor de Carnières, né le 26 février 1849 à Maubeuge et décédé le 26 mars 1917 à M'Raïssa sur la presqu'île du cap Bon est un agriculteur, journaliste, homme politique et porte-parole de la population française en Tunisie pendant le protectorat français. Il est le fondateur du journal.  wilkipedia.

[2] Le karakouz (arabe : كراكوز) est un genre théâtral satirique d'ombres, directement inspiré du Karagöz turc (قاره گوز), dont les débuts en Tunisie remontent au xvie siècle  . Ce type de spectacle joue fortement sur les doubles significations, le calembour, la satire et la caricature. Parmi les thématiques traitées figurent la superstition populaire, la sexualité ou encore les femmes. .certaines scènes   ont un  caractère obscène  ou irrespectueuses  vis-à-vis des ministres ou du bey lui-même.

Le spectacle  a connu  son apogée sous le protectorat français,

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire