dimanche 3 avril 2022

Extrait des débats de la conférence consultative sur la question de l'enseignement des jeunes indigènes

 


Hédi Bouhouch
 Le blog pédagogique propose à ses lecteurs 5  extraits de discours contradictoires qui ont eu lieu lors de la discussion du budget de l'année 2007 et dont le sujet était quel enseignement pour les tunisiens?  

Il s'agit d'un document très intéressant qui oppose les délégués tunisiens dont le porte parole était Abdeljalil Zouche qui réclame la scolarisation pour tous les jeunes tunisiens  dans le cadre d'une école mixte qui accueille les enfants de toutes les communautés sans distinction, aux délégués des colons qui étaient
opposés farouchement et dont l'argumentation raciste était évidente   ( représentés par M.Omessa et De Carnières ). 

En réaction au discours des ces deux délégués français, M. Lafitte,  un délégué français défendait une position plus apaisée qui se rapproche de celle des délégués tunisiens et qui rejettent toutes les allusions méprisables de ses confrères, puis, nous présentons l'intervention du directeur de l'enseignement Machuel qui a pris la forme d'une plaidoirie, une contre attaque et une réponses à ses détracteurs, enfin nous terminons par le discours de clôture du Résident général et président de la conférence  consultative  .

Qu'est ce que conférence  consultative 

La conférence consultative  est une sorte de parlement  instituée en  1890,  il s'agissait  lors de sa création d'une sorte d'assemblée « des représentants de la colonie pour prendre leur avis au sujet de questions touchant à leurs intérêts agricoles, industriels et commerciaux » [1]. la C.C  a tenu sa première session en janvier 1891. Au début les délégués  étaient désignées mais  depuis  1905, ils  sont élus  au suffrage universel direct par les électeurs français et leur nombre passe  37 lors de la création  à 45 élus depuis 1905.

Ce n'est qu'en 1907  que des délégués tunisiens ont pu intégrer la conférence  après la création de la  section tunisienne par  décret beylical ( 2 février 1907)  , cette section comptait  16 membres  nommés à vie par le gouvernement qui a rejeté l'idée  d'élection pour les  délégués  tunisiens .

Entre 1907 et 1909 les  deux sections (indigène et française) siégeaient ensemble mais c'est un échec. Les intérêts sont souvent contradictoires et la plupart des délégués français n'ont pas digéré la création de cette section indigène qu'ils ont combattue de toutes leurs forces.

En avril 1910, il fut décidé que les deux sections siègent séparément. un Conseil supérieur composé des ministres ou chefs de service et de six membres de la Conférence choisis par leurs pairs (trois Français et trois indigènes) a été institué pour départager les deux sections en cas de divergences .

 

Abdeljalil Zaouch, porte parole du groupe des délégués tunisiens à l'occasion de la discussion du budget de la direction de l'instruction publique pour l'année 1908 donne lecture de la motion suivante, présentée par les délégués indigènes en vue de l’organisation de l’enseignement franco-arabe »

« Messieurs,

 De toutes les questions dont la population indigène demande depuis longtemps l’examen et attend avec impatience la solution, celle de l'enseignement lui tient le plus particulièrement à cœur.

La motion critique la politique coloniale qui a fermé les portes des écoles devant les enfants des tunisiens  si bien qu'une petite minorité a pu rejoindre les écoles franco-tunisiennes ( 3300 enfants sur 150 milles " ce qui représente la proportion d’un enfant médiocrement instruit sur cinquante condamnés à l’ignorance. C’est véritablement effrayant…".  La motion demande de généraliser l'enseignement pour tous les enfants tunisiens.

 

Nos compatriotes ne se dissimulent plus aujourd’hui que la gravité croissante de leur condition économique est la conséquence fatale de leur infériorité intellectuelle manifeste. Aussi sont-ils unanimes à reconnaître que leur salut réside dans une large diffusion de l’instruction sous toutes ses formes.

 Les nombreuses demandes de création d’écoles, les plaintes des pères de famille qui ne peuvent faire recevoir leurs enfants dans les classes existantes, faute de place, sont une indication significative et précise de ce réveil général.

Le Gouvernement du Protectorat lui-même reconnaît, après le Parlement français, que « les indigènes ne participent pas suffisamment aux bienfaits de la civilisation» et qu’il est urgent de prendre des mesures en vue de leur relèvement intellectuel et moral.

C’est que, après plus d’un quart de siècle de Protectorat, l’ignorance, avec ses conséquences funestes pour l’avenir, règne encore en maîtresse parmi les indigènes. Quelques chiffres empruntés à la statistique officielle seront d’ailleurs plus. 

convaincants que les meilleurs raisonnements et vous édifieront mieux sur la situation faite à l’élément autochtone quant à l’instruction publique, et sur la place infime qu’il occupe dans les établissements scolaires de l’Etat.

 

Sur une population scolaire masculine totale de 11.000 enfants (exactement 10.800), il y a 3.300 musulmans, contre 3.000 italiens ! D'autre part, alors que le nombre des élèves de toutes les nationalités a suivi depuis vingt-cinq ans une progression ascendante constante, celui des indigènes, qui a atteint, en 1897, 4.700, n’est aujourd’hui que de 3.300! « Cette diminution, dit M. le Directeur de l’Enseignement public, dans une publication officielle’ s’est malheureusement produite à la suite de diverses mesures qui ont détourné un grand nombre d’enfants de nos écoles. »

Voilà le bilan : il n’est, certes, ni brillant ni encourageant !

A raison d’un garçon d'âge scolaire par dix habitants, on peut évaluer à 150.000 le nombre des enfants tunisiens à qui devrait être dispensé un enseignement quelconque. 3.300 d’entre eux fréquentent les écoles franco-arabes et 21.000 les écoles coraniques privées. Que deviennent, que deviendront les 125.000 autres ?

 Et encore comment sont instruits les 21.000 élèves des kouttab ? En réalité, disons-le tout de suite, il n'y a que les 3.300 élèves allant à l’école franco-arabe qui reçoivent un enseignement quelque peu sérieux et utile, ce qui représente la proportion d’un enfant médiocrement instruit sur cinquante condamnés à l’ignorance. C’est véritablement effrayant, et vous ne sauriez manquer, Messieurs, de partager le sentiment de douloureuse inquiétude avec lequel nous envisageons l’avenir de notre race dans ce pays.

  Nous ne nous attarderons pas plus longtemps à faire ressortir à vos yeux l’insuffisance et l’imperfection notoire de l’organisation actuelle de l’enseignement des indigènes. Vous reconnaissez tous aujourd’hui, avec nous et avec les pouvoirs publics, l’urgente nécessité d’organiser véritablement cet enseignement et de lui donner tout le développement qui convient à un pays protégé par la France républicaine.

La motion demande une école unique qui accueillera tous les enfants , il s'agit de l'école franco-arabe " où les jeunes indigènes recevront une instruction primaire générale en français, et apprendront, de plus, la langue arabe … la séparation des deux éléments indigène et européen"

Mais sous quel régime éducationnel doit-on placer nos compatriotes ? Il semble qu’après une expérience qui dure depuis vingt-cinq ans, pareille question ne devrait plus se poser. En un quart de siècle on aurait pu évidemment s’arrêter au choix définitif d’un système et former les éléments — personnel et livres — nécessaires pour sa mise en application.

Hâtons-nous de déclarer que la discussion de ce problème, par la classe pensante indigène, est depuis longtemps épuisée et close. La formule à laquelle s'est ralliée la grande majorité des suffrages compétents est celle de « l’école franco- arabe ». Mais il importe tout d'abord de définir nettement ce régime d’enseignement.

  A notre sens, l’école franco-arabe devra être avant tout un établissement scolaire où les jeunes indigènes recevront une instruction primaire générale en français, et apprendront, de plus, la langue arabe.

Si, d’autre part, nous nous opposons de toutes nos forces à la séparation des deux éléments indigène et européen, c’est moins par amour-propre que pour nous assurer les garanties de compétence qu’offre le maître chargé de faire la classe aux européens. Notre crainte à ce sujet est d’autant plus fondée que le décret de 1907, qui réglemente la situation du personnel enseignant, prévoit la création d’instituteurs pourvus de titres spéciaux, et qu’à l’heure actuelle des moniteurs pourvus simplement du certificat d'études primaires donnent l’enseignement dans certaines écoles de l’Etat.

Au surplus, l’argument que produisent quelques personnes en faveur de la séparation ne résiste pas à l’examen. Il consiste à dire que les jeunes indigènes, complètement ignorants de la langue française quand ils sont admis à l’école, ne sont en mesure de suivre l’enseignement dans une classe comprenant des élèves français qu’autant qu'on leur sacrifie ces derniers. Donc, disent les partisans de la séparation, deux catégories d’écoles s’imposent : les unes affectées exclusivement aux européens (Français, Italiens, Maltais) et aux Israélites ; les autres aux seuls indigènes musulmans. A nos yeux, ce système est inadmissible.  

Pour être conséquents avec eux-mêmes, nos contradicteurs devraient demander l’organisation d’écoles distinctes, les unes réservées aux seuls Français, les autres affectées à tous les non Français, comprenant les Italiens, les Maltais, les Israélites et les arabes. Or, nous ne supposons pas qu’il se trouverait quelqu’un pour préconiser une mesure de ce genre.

Non, le remède à l’état d’infériorité des jeunes indigènes dont arguent les séparatistes existe dans l’institution, pour chaque école, d’une classe préparatoire où seront surtout données des leçons de langage à tous les élèves non Français. Au bout d’un an ils passeront dans la classe immédiatement supérieure, qui sera la classe de début pour les jeunes français et  ils pourront alors recevoir le même enseignement que ces derniers.

La motion dénonce le niveau des enseignants à qui la D.I.P confie l'enseignement de la langue arabe dans les écoles franco-arabe  et appelle à ce qu'on donne aux enfants tunisiens  " pour l’enseignement des deux langues, des maîtres pourvus des titres universitaires réglementaires, des éducateurs pénétrés de l’importance sociale de leur mission, formés et dirigés par des pédagogues à la fois compétents et expérimentés".

 Maintenant, les écoles franco-arabes, telles que nous les concevons avec leur enseignement mixte (arabe-français), existent-elles en Tunisie? Les apparences peuvent permettre à certains de répondre par l’affirmative. L’enseignement arabe est, en effet, représenté, dans un certain nombre des écoles de l’intérieur et de la capitale, par des moueddeb payés généralement trente francs par mois et investis de la mission de perpétuer leurs méthodes surannées. Quelques jeunes gens, très rares du reste, formés spécialement dans une sorte d’école normale en vue de la régénération de l’enseignement arabe, ont été placés dans les écoles de l’Etat. Mais ces nouveaux maîtres, livrés à eux mêmes, privés de direction et d’encouragements, n’ont pas tardé à s’identifier complètement avec les vieux moueddeb.

Non, l’enseignement arabe donné dans les écoles de l’Etat est plus nominal que réel. Institué, au début, par une administration qui voulait se concilier l'opinion populaire méfiante, il a été, dans la suite, à mesure que les esprits devenaient moins portés à la suspicion, complètement perdu de vue par ceux qui présidaient à nos destinées.

Cependant les indigènes sont, aujourd’hui, unanimes à reconnaître la nécessité absolue pour leurs enfants de recevoir une instruction primaire sérieuse en français et en arabe, et ce, indépendamment de l’enseignement professionnel ou technique qui pourrait leur être donné soit parallèlement, soit au sortir de l'école primaire. 

Or, si l’on veut obtenir ce double résultat, il importe d’aviser à ce que nos enfants ne perdent pas leur temps avec des moniteurs qui, pourvus du seul certificat d’études, sont censés leur apprendre le français, qu’ils sont loin de savoir eux-mêmes, ou encore avec des moueddeb qui ne leur apprennent rien. En un mot, il faut de toute nécessité leur donner, pour l’enseignement des deux langues, des maîtres pourvus des titres universitaires réglementaires, des éducateurs pénétrés de l’importance sociale de leur mission, formés et dirigés par des pédagogues à la fois compétents et expérimentés.

La lutte économique sera trop difficile pour les générations futures si l’on continue à faire si bon marché du temps de nos enfants !

Messieurs, nous sommes convaincus que la Conférence Consultative, reconnaissant le bien-fondé de nos revendications, voudra s’honorer en consacrant, _ par un vote solennel, le principe de « l’instruction due à tous et égale pour tous, dans un même pays ».

 Nous soumettons donc avec confiance à son approbation les conclusions suivantes, dont l’adoption lui vaudra la reconnaissance respectueuse de la population indigène tout entière :

« La Conférence Consultative,

« Considérant que la population indigène, qui supporte une bonne partie de la dette publique et contribue dans une large mesure à toutes les charges de l’Etat, a le droit corrélatif de participer à tous les avantages que procure à chacun de ses membres une société bien organisée ;

« Que l’ignorance dans laquelle se trouvent plongés les quatre cinquièmes de la population indigène constitue le plus grave danger pour l’avenir économique et politique de la Tunisie,

 « Emet les vœux suivants :

 1° Affecter une partie du dernier emprunt tunisien à la construction d’écoles franco-arabes dans les centres indigènes les plus importants ;

 2° Créer chaque année un certain nombre d’écoles franco-arabes destinées à remplacer les kouttab et dans lesquelles n’exerceront que des maîtres pourvus des titres français réglementaires et des moueddeb sortant de l’école normale « Ettadibta » ;

 3° Organiser, sur une base rationnelle quant au programme et à la méthode, l’enseignement arabe donné dans les écoles franco-arabes ;

4°Réformer l’école normale des moueddeb «Ettadibia»en modernisant les cadres, le programme et la méthode d’enseignement ».

 La réalisation de ces différentes mesures aurait pour effet de procurer, dans un temps relativement court, à tout enfant indigène, le minimum de connaissances indispensable, en arabe et en français. L’organisation demandée ne saurait donc être subordonnée à telle ou telle autre organisation, d’enseignement professionnel qui, quelle qu’elle soit, ne pourrait jamais être que le complément logique de la première.

 Il ajoute que son rôle est facile, car c’est devant une assemblée française composée de républicains descendants de ceux qui ont fait 89 et doté le monde d’une charte immortelle, la Déclaration des Droits de l’Homme, qu’il vient plaider aujourd'hui la cause de l’instruction des indigènes. Ses collègues et lui ont la ferme assurance que leurs propositions seront adoptées par la majorité de cette assemblée.

 


A la fin des débat , le Résident Général  et président  de la conférence a mis  aux voix d’abord l’amendement de M. Zaouch.

Le premier des vœux que comporte cet amendement est à distraire. Il demande qu’une partie du dernier emprunt soit affectée à la construction d’écoles franco-arabes. Or, l’affectation de l’emprunt a été soumise à la sanction du Parlement français. Il n’y a plus à y revenir. C’est sur d’autres ressources que nos écoles seront construites.

Le deuxième vœu relatif à la création, chaque année, d'un certain nombre d’écoles franco-arabes est mis aux voix et repoussé par 24 voix contre 21.

Le troisième vœu relatif à l'organisation de l’enseignement arabe donné dans les écoles franco-arabes est mis aux voix et repoussé par 24 voix contre 22.

Le quatrième vœu relatif à la réforme de l’école normale « Ettadibia » est mis aux voix et adopté.

 

 

Présentation et commentaires  par Akrout Mongi , Inspecteur général de l'éducation retraité.

Tunis, avril 2022.

Pour accéder à la version arabe, cliquer ICI



[1] Lettre du ministre français des Affaires étrangères Alexandre Ribot en date du 24 octobre 1890 invite le résident général Justin Massicault.

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