Hédi Bouhouch |
Il s'agit d'un document très intéressant qui oppose les délégués tunisiens
dont le porte parole était Abdeljalil Zouche qui réclame la scolarisation pour
tous les jeunes tunisiens dans le cadre d'une
école mixte qui accueille les enfants de toutes les communautés sans
distinction, aux délégués des colons qui étaient
opposés farouchement et dont
l'argumentation raciste était évidente ( représentés par M.Omessa et De
Carnières ).
En réaction au discours des
ces deux délégués français, M. Lafitte, un
délégué français défendait une position plus apaisée qui se rapproche de celle
des délégués tunisiens et qui rejettent toutes les allusions méprisables de ses
confrères, puis, nous présentons l'intervention du directeur de l'enseignement
Machuel qui a pris la forme d'une plaidoirie, une contre attaque et une
réponses à ses détracteurs, enfin nous terminons par le discours de clôture du
Résident général et président de la conférence
consultative .
Qu'est ce que conférence consultative La
conférence consultative est une sorte
de parlement instituée en 1890,
il s'agissait lors de sa
création d'une sorte d'assemblée « des représentants de la colonie pour
prendre leur avis au sujet de questions touchant à leurs intérêts agricoles,
industriels et commerciaux » [1]. la
C.C a tenu sa première session en
janvier 1891.
Au début les délégués étaient
désignées mais depuis 1905, ils sont élus
au suffrage universel direct par les
électeurs français et leur nombre passe 37 lors de la création à 45 élus depuis 1905. Ce n'est
qu'en 1907 que des délégués tunisiens
ont pu intégrer la conférence après la
création de la section tunisienne par décret beylical ( 2 février 1907) , cette section comptait 16 membres nommés à vie par le gouvernement qui a
rejeté l'idée d'élection pour les délégués
tunisiens . Entre 1907
et 1909 les deux sections (indigène et
française) siégeaient ensemble mais c'est un échec. Les intérêts sont souvent
contradictoires et la plupart des délégués français n'ont pas digéré la
création de cette section indigène qu'ils ont combattue de toutes leurs
forces. En avril 1910, il fut décidé que
les deux sections siègent séparément. un Conseil supérieur composé des
ministres ou chefs de service et de six membres de la Conférence choisis par
leurs pairs (trois Français et trois indigènes) a été institué pour
départager les deux sections en cas de divergences . |
Abdeljalil Zaouch, porte parole du groupe des délégués tunisiens à
l'occasion de la discussion du budget de la direction de l'instruction publique
pour l'année 1908 donne lecture de la motion suivante,
présentée par les délégués indigènes en vue de l’organisation de l’enseignement
franco-arabe »
« Messieurs,
De toutes les questions dont la
population indigène demande depuis longtemps l’examen et attend avec impatience
la solution, celle de l'enseignement lui tient le plus
particulièrement à cœur.
La motion
critique la politique coloniale qui a fermé les portes des écoles devant les
enfants des tunisiens si bien qu'une
petite minorité a pu rejoindre les écoles franco-tunisiennes ( 3300 enfants
sur 150 milles " ce
qui représente la proportion d’un enfant médiocrement instruit sur cinquante
condamnés à l’ignorance. C’est véritablement effrayant…". La motion demande de généraliser l'enseignement pour
tous les enfants tunisiens. |
Nos compatriotes ne se dissimulent plus aujourd’hui que la gravité
croissante de leur condition économique est la conséquence fatale de leur
infériorité intellectuelle manifeste. Aussi sont-ils unanimes à reconnaître que leur salut réside dans une large diffusion de
l’instruction sous toutes ses formes.
Les nombreuses demandes de création
d’écoles, les plaintes des pères de famille qui ne peuvent faire recevoir leurs
enfants dans les classes existantes, faute de place, sont une indication
significative et précise de ce réveil général.
Le Gouvernement du Protectorat lui-même reconnaît, après le Parlement
français, que « les indigènes ne participent pas suffisamment aux bienfaits de
la civilisation» et qu’il est urgent de prendre des mesures en vue de leur
relèvement intellectuel et moral.
C’est que, après plus d’un quart de siècle de Protectorat, l’ignorance, avec
ses conséquences funestes pour l’avenir, règne encore en maîtresse parmi les
indigènes. Quelques chiffres empruntés à la
statistique officielle seront d’ailleurs plus.
convaincants
que les meilleurs raisonnements et vous édifieront mieux sur la situation
faite à l’élément autochtone quant à l’instruction
publique, et sur la place infime qu’il occupe dans les établissements scolaires
de l’Etat.
Sur une population scolaire masculine totale de 11.000 enfants (exactement 10.800), il y a 3.300 musulmans, contre 3.000 italiens ! D'autre part, alors que le nombre des élèves de toutes les nationalités a suivi depuis vingt-cinq ans une progression ascendante constante, celui des indigènes, qui a atteint, en 1897, 4.700, n’est aujourd’hui que de 3.300! « Cette diminution, dit M. le Directeur de l’Enseignement public, dans une publication officielle’ s’est malheureusement produite à la suite de diverses mesures qui ont détourné un grand nombre d’enfants de nos écoles. »
Voilà le
bilan : il n’est, certes, ni brillant ni encourageant !
A raison d’un garçon d'âge scolaire par dix habitants, on peut évaluer à 150.000 le nombre des enfants tunisiens à qui devrait être dispensé un enseignement quelconque. 3.300 d’entre eux fréquentent les écoles franco-arabes et 21.000 les écoles coraniques privées. Que deviennent, que deviendront les 125.000 autres ?
Et encore comment sont instruits les
21.000 élèves des kouttab ? En réalité, disons-le tout de suite, il n'y a que
les 3.300 élèves allant à l’école franco-arabe qui reçoivent un
enseignement quelque peu sérieux et utile, ce qui représente la proportion d’un
enfant médiocrement instruit sur cinquante condamnés à l’ignorance. C’est véritablement effrayant, et vous ne sauriez
manquer, Messieurs, de partager le sentiment de douloureuse inquiétude avec
lequel nous envisageons l’avenir de notre race dans ce pays.
La motion
demande une école unique qui accueillera tous les enfants , il s'agit de
l'école franco-arabe " où les jeunes indigènes recevront une
instruction primaire générale en français, et apprendront, de plus,
la langue arabe … la séparation des deux éléments indigène et européen" |
Mais sous
quel régime éducationnel doit-on placer nos compatriotes ? Il semble
qu’après une expérience qui dure depuis vingt-cinq ans,
pareille question ne devrait plus se poser. En un quart de siècle
on aurait pu évidemment s’arrêter au choix définitif d’un système et
former les éléments — personnel et livres — nécessaires
pour sa mise en application.
Hâtons-nous
de déclarer que la discussion de ce problème, par la classe pensante
indigène, est depuis longtemps épuisée et close. La
formule à laquelle s'est ralliée la grande majorité des
suffrages compétents est celle de « l’école franco- arabe ». Mais il importe
tout d'abord de définir nettement ce régime d’enseignement.
A notre sens, l’école franco-arabe
devra être avant tout un établissement scolaire où les jeunes indigènes
recevront une instruction primaire générale en français, et
apprendront, de plus, la langue arabe.
Si, d’autre
part, nous nous opposons de toutes nos forces à la
séparation des deux éléments indigène et européen, c’est moins par amour-propre
que pour nous assurer les garanties de compétence qu’offre le
maître chargé de faire la classe aux européens. Notre
crainte à ce sujet est d’autant plus fondée que le décret de 1907,
qui réglemente la situation du personnel enseignant, prévoit la création
d’instituteurs pourvus de titres spéciaux, et qu’à l’heure actuelle des
moniteurs pourvus simplement du certificat d'études primaires donnent
l’enseignement dans certaines écoles de l’Etat.
Au surplus,
l’argument que produisent quelques personnes en faveur de la séparation ne
résiste pas à l’examen. Il consiste à dire que les jeunes
indigènes, complètement ignorants de la langue française
quand ils sont admis à l’école, ne sont en mesure de suivre
l’enseignement dans une classe comprenant des élèves français qu’autant
qu'on leur sacrifie ces derniers. Donc, disent les partisans de la
séparation, deux catégories d’écoles s’imposent : les unes affectées
exclusivement aux européens (Français, Italiens, Maltais) et aux Israélites ;
les autres aux seuls indigènes musulmans. A nos yeux, ce système est
inadmissible.
Pour être conséquents avec eux-mêmes, nos contradicteurs devraient demander
l’organisation d’écoles distinctes, les unes réservées aux seuls Français, les
autres affectées à tous les non Français,
comprenant
les Italiens, les Maltais, les Israélites et les arabes. Or, nous ne supposons
pas qu’il se trouverait quelqu’un pour préconiser une mesure de ce
genre.
Non, le
remède à l’état d’infériorité des jeunes indigènes dont arguent les
séparatistes existe dans l’institution, pour chaque école, d’une classe
préparatoire où seront surtout données des leçons de langage à tous
les élèves non Français. Au bout d’un an ils passeront dans la classe
immédiatement supérieure, qui sera la classe de début
pour les jeunes français et où ils pourront alors recevoir le même enseignement que
ces derniers.
La motion dénonce le niveau des enseignants à qui la
D.I.P confie l'enseignement de la langue arabe dans les écoles
franco-arabe et appelle à ce qu'on
donne aux enfants tunisiens " pour
l’enseignement des deux langues, des maîtres pourvus des titres
universitaires réglementaires, des éducateurs pénétrés de l’importance
sociale de leur mission, formés et dirigés par des pédagogues à la
fois compétents et expérimentés". |
Non,
l’enseignement arabe donné dans les écoles de l’Etat est plus nominal que réel.
Institué, au début, par une administration qui voulait se concilier l'opinion
populaire méfiante, il a été, dans la suite, à mesure que les esprits
devenaient moins portés à la suspicion, complètement perdu de
vue par ceux qui présidaient à nos destinées.
Cependant
les indigènes sont, aujourd’hui, unanimes à reconnaître la nécessité
absolue pour leurs enfants de recevoir une instruction primaire
sérieuse en français et en arabe, et ce, indépendamment de
l’enseignement professionnel ou technique qui pourrait leur être
donné soit parallèlement, soit au sortir de l'école primaire.
Or, si
l’on veut obtenir ce double résultat, il importe d’aviser à ce
que nos enfants ne perdent pas leur temps avec des
moniteurs qui, pourvus du seul certificat d’études, sont censés leur apprendre
le français, qu’ils sont loin de savoir eux-mêmes, ou encore avec des
moueddeb qui ne leur apprennent rien. En un
mot, il faut de toute nécessité leur donner, pour l’enseignement des
deux langues, des maîtres pourvus des titres universitaires réglementaires, des
éducateurs pénétrés de l’importance sociale de leur mission, formés et dirigés
par des pédagogues à la fois compétents et expérimentés.
La lutte
économique sera trop difficile pour les générations futures si l’on
continue à faire si bon marché du temps de nos enfants !
Messieurs,
nous sommes convaincus que la Conférence Consultative, reconnaissant le
bien-fondé de nos revendications, voudra s’honorer en
consacrant, _ par un vote solennel, le principe de « l’instruction
due à tous et égale pour tous, dans un même pays ».
Nous soumettons donc avec
confiance à son approbation les conclusions suivantes, dont
l’adoption lui vaudra la reconnaissance respectueuse de la population
indigène tout entière :
«
La Conférence Consultative,
« Considérant que la population indigène, qui supporte une bonne partie de
la dette publique et contribue dans une large mesure à toutes les
charges de l’Etat, a le droit corrélatif de participer à tous les
avantages que procure à chacun de ses membres une société bien organisée ;
«
Que l’ignorance dans laquelle se trouvent plongés les quatre cinquièmes de la
population indigène constitue le plus grave danger pour l’avenir économique et
politique de la Tunisie,
« Emet les vœux suivants :
1°
Affecter une partie du dernier emprunt tunisien à la
construction d’écoles franco-arabes dans les centres indigènes les plus
importants ;
2° Créer chaque année un certain
nombre d’écoles franco-arabes destinées à remplacer les kouttab et dans lesquelles n’exerceront que des maîtres
pourvus des titres français réglementaires et des moueddeb sortant de l’école
normale « Ettadibta » ;
3°
Organiser, sur une base rationnelle quant au programme et à la méthode, l’enseignement arabe donné dans les écoles
franco-arabes ;
4°Réformer l’école normale des moueddeb «Ettadibia»en modernisant les
cadres, le programme et la méthode d’enseignement ».
La réalisation de ces différentes
mesures aurait pour effet de procurer, dans un temps relativement
court, à tout enfant indigène, le minimum de connaissances
indispensable, en arabe et en français. L’organisation demandée
ne saurait donc être subordonnée à telle ou telle autre
organisation, d’enseignement professionnel qui, quelle qu’elle soit, ne
pourrait jamais être que le complément logique de la première.
Il ajoute que son rôle est facile,
car c’est devant une assemblée française composée de républicains descendants
de ceux qui ont fait 89 et doté le monde d’une charte
immortelle, la Déclaration des Droits de l’Homme, qu’il vient plaider
aujourd'hui la cause de l’instruction des indigènes. Ses collègues et lui ont
la ferme assurance que leurs propositions seront adoptées par la
majorité de cette assemblée.
A la fin des débat , le
Résident Général et président
de la conférence a mis aux voix
d’abord l’amendement de M. Zaouch. Le premier des vœux que comporte cet amendement
est à distraire. Il demande qu’une partie du dernier emprunt soit
affectée à la construction d’écoles franco-arabes. Or,
l’affectation de l’emprunt a été soumise à la sanction du Parlement
français. Il n’y a plus à y revenir. C’est sur d’autres
ressources que nos écoles seront construites. Le deuxième vœu relatif à la création, chaque année, d'un
certain nombre d’écoles franco-arabes est mis aux voix et repoussé
par 24 voix contre 21. Le troisième vœu relatif à l'organisation de
l’enseignement arabe donné dans les écoles franco-arabes est mis
aux voix et repoussé par 24 voix contre 22. Le quatrième vœu relatif à la réforme de
l’école normale « Ettadibia » est mis aux voix et adopté. |
Présentation et commentaires par Akrout Mongi , Inspecteur général de
l'éducation retraité.
Tunis, avril 2022.
Pour accéder à la version arabe, cliquer ICI
[1] Lettre du ministre français des Affaires étrangères Alexandre Ribot en date du 24 octobre 1890 invite le résident général Justin Massicault.
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