Hédi Bouhouch |
Le blog pédagogique poursuit la présentation d'extraits de discours contradictoires qui ont eu lieu lors de la discussion du budget de l'année 2007 et dont le sujet était quel enseignement pour les tunisiens?
Nous reproduisons cette semaine des extraits des interventions de trois autres délégués représentants les colons français , qui nous donnent une autre position que résume très bien l'un parmi les trois ,
M. Lafitte dans ces termes : " je ne partage pas les idées de M. Zaouch, mais je ne partage pas non plus toutes les idées de M. de Carnières … j'estime que lorsque les représentants de la population indigène se tournent vers nous et nous disent : « Donnez-nous les moyens d’instruire nos enfants ! », ils ont le droit de le dire car il est de notre devoir et de notre honneur de leur donner satisfaction. Nous sommes venus en Tunisie pour cette œuvre."Résumé des
interventions des trois délégués français ,M. Lafitte M. Gallini et M.
Lecore-Carpentier, défendent
une position différente et plus modérée
M. Lafitte dit qu’il ne partage pas les idées
de M. Zaouch, ( pour consulter le discours de M° Zaouch, cliquer ici) mais il ne partage pas non plus toutes les
idées de M. de Carnières (pour consulter le discours de M° De Carnières, cliquer ici) ; il
demande la permission d’exprimer les siennes. Il estime que lorsque les représentants
de la population indigène se tournent vers nous et nous disent : «
Donnez-nous les moyens d’instruire nos enfants ! », ils ont le droit
de le dire car il est de notre devoir et de notre honneur de leur donner
satisfaction. Nous sommes venus en Tunisie pour cette œuvre. Et nous n’avons même
pas à savoir si les indigènes désirent sincèrement l’instruction pour leurs
enfants ; s’ils ne la désirent pas, nous devons la leur
donner malgré eux. Mais il est persuadé que nous trouverons dans l’élite de la
population arabe des esprits assez larges, des intelligences assez
ouvertes pour faire comprendre à leurs compatriotes la nécessité
et le bienfait de l’instruction. Quelle instruction devons-nous leur donner?
Ici, il va différer un peu de l’opinion de M. Zaouch. Il craint qu’elle se soit
inspirée surtout de simples considérations d’amour-propre, et ce n’est jamais
sur des considérations d’amour-propre que l’on construit des édifices solides.
M. Zaouch s’est réclamé de notre grande Révolution. Il en a le droit,
car nous avons fait de notre Révolution une chose tellement gigantesque que
l’humanité tout entière y peut prétendre. Mais qu'il lui laisse dire que c’est
peut-être sous le rapport de l’Enseignement que la Révolution a le moins
bien parfait son œuvre.
Elle s’est
trouvée prise dans un tel tourbillon, en face d’agitations intérieures et de
dangers extérieurs de telle nature, qu’elle n’a pu accomplir cette besogne ... Elle a peut- être dessiné un
cadre, mais elle n’a pas pu empêcher de glisser à l'intérieur les vieux
procédés de la scholastique marqués de la trop longue empreinte des Jésuites.
En outre, les régimes politiques qui suivirent mirent tous leurs efforts à
étouffer les germes révolutionnaires qui pouvaient rester dans l’enseignement.
Ce n’est que tout à fait dans ces dernières années que l’on a pu
y infiltrer des principes de régénération moderne. L’enseignement primaire
lui-même a été formé par des hommes élevés à cette école
et il se ressent du même mal. On a cette chance dans ce
pays de ne pas être embarrassé par un lourd bagage de vieilles
routines et d’avoir le terrain libre devant soi quant il faut créer
l’enseignement qui n’existe pas encore. Qu’on laisse faire une œuvre moderne et
démocratique en organisant des écoles qui feront des jeunes
compatriotes de M. Zaouch des hommes pratiques en état de gagner leur vie.
S’il ne
reculait pas devant cette œuvre titanesque, en raison des vieilles traditions
et des longs atavismes qu’il faudrait bouleverser, il réclamerait
pour les petits français précisément les écoles que l’on veut faire pour les
indigènes.
Il n’entend en aucune façon que les
petits arabes soient enclos sans autre issue dans ces écoles. Au contraire,
l’Administration devrait se faire un devoir de rechercher, dans ce milieu, les
enfants qui feraient preuve de dispositions intellectuelles pour leur faciliter
le cours de leurs études dans les établissements supérieurs : Collège
Sadiki, Collège Alaoui, Lycée Carnot.
Il ajoute qu'il serait particulièrement
heureux le jour où les indigènes nous manifesteraient de semblables
désirs d’instruction en ce qui concerne leurs filles. Ce jour-là, ainsi que l’a
dit M. de Carnières, la question sinon de la fusion au moins
du rapprochement des races aurait fait un grand pas.
En
attendant, il estime que l’enseignement professionnel serait très
avantageux pour les enfants indigènes et il les trouve favorisés de
pouvoir y prétendre
M. Gallini dit qu’il n’est certainement pas un
ennemi des indigènes, auxquels il a donné de nombreuses preuves
de sa sympathie. Il ne croit cependant pas pouvoir s’associer au vœu de M.
Zaouch.
Alors que
les français agissent et pensent au nom d’un esprit supérieur et éclairé, les
indigènes font tout reposer sur la religion, et de ce fait ils ne
pourront jamais devenir des hommes au sens philosophique du mot. Ce
qu’il leur faut, c’est une instruction appropriée à leur mentalité,
c’est-à-dire une instruction avant tout professionnelle, qui pourrait
d’ailleurs être poussée jusqu’à sa dernière perfection. Il partage donc plutôt
la façon de voir de M. de Carnières, tout en protestant contre les termes employés
par ce dernier pour qualifier l'enseignement franco-arabe.
M. Zaouch
dit que M. Omessa n’a certainement pas saisi la portée des revendications
présentées au nom des indigènes (pour consulter le discours de M° Omessa,cliquer ici), puisqu’il parle d’une dépense de quatre-vingt-trois millions et déclare
d’autre part que la France n’est pas venue ici pour former des avocats et des
médecins. Or, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Les délégués indigènes sont
assez sensés pour comprendre qu’on ne peut, du jour au lendemain, doter la
Tunisie du nombre d'écoles correspondant au chiffre de la population
indigène d âge scolaire. Ils présentent un programme d’enseignement
primaire, le seul à leur avis qui puisse donner satisfaction à l’ensemble
de la population. Ils espèrent que le Gouvernement voudra bien le
mettre en application à bref délai dans les écoles existantes, et qu'il fera
par la suite tout ce qui pourra dépendre de lui pour construire
chaque année, dans la mesure des disponibilités budgétaires, de nouvelles
écoles. Quant à l’exemple de l’Algérie que cite M.
Omessa, il ne semble pas qu’il soit
précisément à recommander. Si, dans la colonie voisine,
4 % seulement des jeunes indigènes reçoivent l’instruction primaire,
c’est certainement regrettable, et on peut dire qu’à ce point de vue on n’a pas
fait là-bas tout ce qu’on devait faire. Mais cette situation fâcheuse n’a pas
échappé au Gouverneur Général actuel, et son administration s’efforce
maintenant d’y remédier.
M. Omessa ne
nous apporte pas un programme précis pouvant servir de base à la discussion.
Il affirme qu’en Algérie les futurs instituteurs indigènes reçoivent
un enseignement spécial. Il semble bien que sur ce point il se
trompe. Interrogé sur l’enseignement qui est donné à l’école normale
indigène de Bouzaréa, M. Loth, directeur du Collège Alaoui, a répondu que c’est
une école normale où l’on prépare les jeunes gens pour le brevet
élémentaire et le brevet supérieur. Les délégués indigènes ne demandent pas
autre chose: qu’on forme de bons instituteurs indigènes pour enseigner dans les
écoles franco-arabes.
M. de
Carnières estime que s’il n’y a pas plus de jeunes arabes dans les
écoles de Tunisie, c'est que les pères de famille indigènes n'y envoient pas leurs
enfants.
Si les
choses se sont passées ainsi quelque part, ce cas, très certainement, constitue
une exception, car il peut certifier à ses collègues qu’à Téboursouk,
à Tébourba , à Zaghouan et ailleurs, on ne cesse de
refuser des enfants indigènes faute de place.
A Zaghouan
il y avait autrefois vingt-cinq élèves indigènes, il n’y
en a plus maintenant que cinq ou six, les autres ayant dû
faire place non pas à des
français, mais bien à des étrangers, italiens et maltais.
Si M. de
Carnières voulait prendre la peine d’interroger ses collègues
indigènes, ils seraient unanimes à lui dire que dans tous les centres qu’ils
représentent on refuse nos jeunes compatriotes faute de place dans les établissements
scolaires.
Au délégué
de Kairouan, vieillard qui n’a pas appris d’autres langues que la langue arabe,
il demandait, le jour de son arrivée, ce qu’il avait à réclamer pour
sa région. « Des écoles, a-t-il répondu, des écoles où l'on enseigne
le français et l’arabe ! » De celui-là on ne peut pas dire que c’est
un « jeune tunisien »?
La preuve,
pour M. de Carnières, que les pères de famille indigènes ne se soucient pas de
faire apprendre le français à leurs enfants réside dans ce fait que le nombre
des élèves indigènes dans les écoles franco-arabes est en sensible diminution.
M. de
Carnières invoque bien à tort ce phénomène à l’appui de sa thèse. En 1897, à la
suite d’une violente campagne de presse contre l’instruction des indigènes,
campagne qui, en réalité, visait plutôt le Résident Général d’alors, l’Administration
se décida à fermer les écoles franco-arabes du sud, qui n’étaient
fréquentées que par les indigènes. Il a fallu, depuis,
l’intervention d’un homme énergique, qui ne ménage, pour la cause des
indigènes, ni son temps ni sa santé et à qui il tient à rendre ici un public
hommage, il a nommé M. Albin Rozet, pour que quelques-unes de
ces écoles fussent rouvertes! Et voilà justement pourquoi les écoles publiques
comptent aujourd’hui moins d’élèves indigènes qu’il y a dix ans.
Quant à l’enseignement professionnel que préconisait tout à l’heure
M. Lafitte, il sait mieux que quiconque les services qu’il pourrait rendre à ses
compatriotes. Mais il estime que cet ordre d’enseignement ne saurait
à lui seul remplacer tous les autres et que les indigènes, eux aussi,
ont besoin d’une certaine dose d’instruction générale.
Et c’est
précisément ce minimum d’instruction, à savoir l’instruction primaire
mise à la portée de tous, que les délégués indigènes viennent demander
aujourd’hui que l’on institue en Tunisie.
M. Lecore-Carpentier dit qu’habitant depuis 37 ans en
Afrique, dont 20 en Tunisie, il se croit qualifié pour prendre la
parole dans ce débat.
Il s’élève
contre le raisonnement qui consiste à prendre comme exemple la
catégorie la moins élevée parmi les indigènes et à la
donner comme représentant la mentalité de toute la population indigène. Dans
les campagnes, les colons sont en contact avec le fellah ignorant et abruti par
plusieurs siècles de servitude. Dans les villes, au contraire, on
trouve une bourgeoisie arabe dont la mentalité est bien supérieure. Au dessus
de cette bourgeoisie, et spécialement à Tunis, les indigènes des
grandes familles fixées depuis longtemps dans le pays ont une morale dont les
principes ne le cèdent en rien à ceux de la morale européenne. A côté de ces
derniers, et sur le même rang, on peut placer les indigènes qui
s’efforcent d’établir un rapprochement entre leurs compatriotes et les
français.
On a dit
qu’il fallait plusieurs siècles pour amener des arabes à la mentalité
française; M. Zaouch est un exemple du contraire.
Certainement, les indigènes qui lui
ressemblent ne forment pas la majorité de la population, mais il est nécessaire
de bien montrer que la chose est possible et ne demande pas autant de temps.
Sous le
bénéfice de ces observations, il n’hésitera pas à appuyer de son vote
les propositions faites par M. de Carnières, car tout ce que l’on demande c’est
que les programmes de l’enseignement
soient réformés de telle façon que les français et les indigènes
reçoivent le maximum d’instruction qui peut leur être donné. »
Présentation
et commentaires par Mongi Akrout,
Inspecteur général de l'éducation retraité.
Tunis,
avril 2022.
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