dimanche 24 avril 2022

Extrait des débats de la conférence consultative sur la question de l'enseignement des jeunes indigènes ) partie 4)

 

Hédi Bouhouch

Le blog pédagogique poursuit la présentation    d'extraits de discours contradictoires qui ont eu lieu lors de la discussion du budget de l'année 2007 et dont le sujet était quel enseignement pour les tunisiens? 

Nous reproduisons cette semaine des extraits  des  interventions de trois autres délégués  représentants  les colons français , qui nous donnent une autre position que résume très bien l'un parmi les trois ,

M. Lafitte dans ces termes : " je ne partage pas les idées de M. Zaouch, mais je ne partage pas non plus toutes les idées de M. de Carnières … j'estime que lorsque les représentants de la population indigène se tournent vers nous et nous disent : « Donnez-nous les moyens d’instruire nos enfants ! », ils ont le droit de le dire car il est de notre devoir et de notre honneur de leur donner satisfaction. Nous sommes venus en Tunisie pour cette œuvre."

Résumé des interventions des trois délégués français ,M. Lafitte M. Gallini et M. Lecore-Carpentier, défendent  une position différente et plus modérée

M. Lafitte dit qu’il ne partage pas les idées de M. Zaouch, ( pour consulter le discours de M° Zaouch, cliquer ici)  mais il ne partage pas non plus toutes les idées de M. de Carnières (pour consulter le discours de M° De Carnières, cliquer ici)  ; il demande la permission d’exprimer les siennes. Il estime que lorsque les représentants de la population indigène se tournent vers nous et nous disent : « Donnez-nous les moyens d’instruire nos enfants ! », ils ont le droit de le dire car il est de notre devoir et de notre honneur de leur donner satisfaction. Nous sommes venus en Tunisie pour cette œuvre. Et nous n’avons même pas à savoir si les indigènes désirent sincèrement l’instruction pour leurs enfants ; s’ils ne la désirent pas, nous devons la leur donner malgré eux. Mais il est persuadé que nous trouverons dans l’élite de la population arabe des esprits assez larges, des intelligences assez ouvertes pour faire comprendre à leurs compatriotes la nécessité et le bienfait de l’instruction. Quelle instruction devons-nous leur donner? Ici, il va différer un peu de l’opinion de M. Zaouch. Il craint qu’elle se soit inspirée surtout de simples considérations d’amour-propre, et ce n’est jamais sur des considérations d’amour-propre que l’on construit des édifices solides. M. Zaouch s’est réclamé de notre grande Révolution. Il en a le droit, car nous avons fait de notre Révolution une chose tellement gigantesque que l’humanité tout entière y peut prétendre. Mais qu'il lui laisse dire que c’est peut-être sous le rapport de l’Enseignement que la Révolution a le moins bien parfait son œuvre.

Elle s’est trouvée prise dans un tel tourbillon, en face d’agitations intérieures et de dangers extérieurs de telle nature, qu’elle n’a pu accomplir cette besogne ... Elle a peut- être dessiné un cadre, mais elle n’a pas pu empêcher de glisser à l'intérieur les vieux procédés de la scholastique marqués de la trop longue empreinte des Jésuites. En outre, les régimes politiques qui suivirent mirent tous leurs efforts à étouffer les germes révolutionnaires qui pouvaient rester dans l’enseignement. Ce n’est que tout à fait dans ces dernières années que l’on a pu y infiltrer des principes de régénération moderne. L’enseignement primaire lui-même a été formé par des hommes élevés à cette école et il se ressent du même mal. On a cette chance dans ce pays de ne pas être embarrassé par un lourd bagage de vieilles routines et d’avoir le terrain libre devant soi quant il faut créer l’enseignement qui n’existe pas encore. Qu’on laisse faire une œuvre moderne et démocratique en organisant des écoles qui feront des jeunes compatriotes de M. Zaouch des hommes pratiques en état de gagner leur vie.

S’il ne reculait pas devant cette œuvre titanesque, en raison des vieilles traditions et des longs atavismes qu’il faudrait bouleverser, il réclamerait pour les petits français précisément les écoles que l’on veut faire pour les indigènes.

 Il n’entend en aucune façon que les petits arabes soient enclos sans autre issue dans ces écoles. Au contraire, l’Administration devrait se faire un devoir de rechercher, dans ce milieu, les enfants qui feraient preuve de dispositions intellectuelles pour leur faciliter le cours de leurs études dans les établissements supérieurs : Collège Sadiki, Collège Alaoui, Lycée Carnot.

 Il ajoute qu'il serait particulièrement heureux le jour où les indigènes nous manifesteraient de semblables désirs d’instruction en ce qui concerne leurs filles. Ce jour-là, ainsi que l’a dit M. de Carnières, la question sinon de la fusion au moins du rapprochement des races aurait fait un grand pas.

En attendant, il estime que l’enseignement professionnel serait très avantageux pour les enfants indigènes et il les trouve favorisés de pouvoir y prétendre

M. Gallini dit qu’il n’est certainement pas un ennemi des indigènes, auxquels il a donné de nombreuses preuves de sa sympathie. Il ne croit cependant pas pouvoir s’associer au vœu de M. Zaouch.

Alors que les français agissent et pensent au nom d’un esprit supérieur et éclairé, les indigènes font tout reposer sur la religion, et de ce fait ils ne pourront jamais devenir des hommes au sens philosophique du mot. Ce qu’il leur faut, c’est une instruction appropriée à leur mentalité, c’est-à-dire une instruction avant tout professionnelle, qui pourrait d’ailleurs être poussée jusqu’à sa dernière perfection. Il partage donc plutôt la façon de voir de M. de Carnières, tout en protestant contre les termes employés par ce dernier pour qualifier l'enseignement franco-arabe.

M. Zaouch dit que M. Omessa n’a certainement pas saisi la portée des revendications présentées au nom des indigènes (pour consulter le discours de M° Omessa,cliquer ici), puisqu’il parle d’une dépense de quatre-vingt-trois millions et déclare d’autre part que la France n’est pas venue ici pour former des avocats et des médecins. Or, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Les délégués indigènes sont assez sensés pour comprendre qu’on ne peut, du jour au lendemain, doter la Tunisie du nombre d'écoles correspondant au chiffre de la population indigène d âge scolaire. Ils présentent un programme d’enseignement primaire, le seul à leur avis qui puisse donner satisfaction à l’ensemble de la population. Ils espèrent que le Gouvernement voudra bien le mettre en application à bref délai dans les écoles existantes, et qu'il fera par la suite tout ce qui pourra dépendre de lui pour construire chaque année, dans la mesure des disponibilités budgétaires, de nouvelles écoles. Quant à l’exemple de l’Algérie que cite M. Omessa, il ne semble pas qu’il soit précisément à recommander. Si, dans la colonie voisine, 4 % seulement des jeunes indigènes reçoivent l’instruction primaire, c’est certainement regrettable, et on peut dire qu’à ce point de vue on n’a pas fait là-bas tout ce qu’on devait faire. Mais cette situation fâcheuse n’a pas échappé au Gouverneur Général actuel, et son administration s’efforce maintenant d’y remédier. 

M. Omessa ne nous apporte pas un programme précis pouvant servir de base à la discussion. Il affirme qu’en Algérie les futurs instituteurs indigènes reçoivent un enseignement spécial. Il semble bien que sur ce point il se trompe. Interrogé sur l’enseignement qui est donné à l’école normale indigène de Bouzaréa, M. Loth, directeur du Collège Alaoui, a répondu que c’est une école normale où l’on prépare les jeunes gens pour le brevet élémentaire et le brevet supérieur. Les délégués indigènes ne demandent pas autre chose: qu’on forme de bons instituteurs indigènes pour enseigner dans les écoles franco-arabes.

M. de Carnières estime que s’il n’y a pas plus de jeunes arabes dans les écoles de Tunisie, c'est que les pères de famille indigènes n'y envoient pas leurs enfants.

Si les choses se sont passées ainsi quelque part, ce cas, très certainement, constitue une exception, car il peut certifier à ses collègues qu’à Téboursouk, à  Tébourba , à Zaghouan et ailleurs, on ne cesse de refuser des enfants indigènes faute de place. 

A Zaghouan il y avait autrefois vingt-cinq élèves indigènes, il n’y en a plus maintenant que cinq ou six, les autres ayant dû faire place non pas à des français, mais bien à des étrangers, italiens et maltais.

Si M. de Carnières voulait prendre la peine d’interroger ses collègues indigènes, ils seraient unanimes à lui dire que dans tous les centres qu’ils représentent on refuse nos jeunes compatriotes faute de place dans les établissements scolaires.

Au délégué de Kairouan, vieillard qui n’a pas appris d’autres langues que la langue arabe, il demandait, le jour de son arrivée, ce qu’il avait à réclamer pour sa région. « Des écoles, a-t-il répondu, des écoles où l'on enseigne le français et l’arabe ! » De celui-là on ne peut pas dire que c’est un « jeune tunisien »? 

La preuve, pour M. de Carnières, que les pères de famille indigènes ne se soucient pas de faire apprendre le français à leurs enfants réside dans ce fait que le nombre des élèves indigènes dans les écoles franco-arabes est en sensible diminution.

M. de Carnières invoque bien à tort ce phénomène à l’appui de sa thèse. En 1897, à la suite d’une violente campagne de presse contre l’instruction des indigènes, campagne qui, en réalité, visait plutôt le Résident Général d’alors, l’Administration se décida à fermer les écoles franco-arabes du sud, qui n’étaient fréquentées que par les indigènes. Il a fallu, depuis, l’intervention d’un homme énergique, qui ne ménage, pour la cause des indigènes, ni son temps ni sa santé et à qui il tient à rendre ici un public hommage, il a nommé M. Albin Rozet, pour que quelques-unes de ces écoles fussent rouvertes! Et voilà justement pourquoi les écoles publiques comptent aujourd’hui moins d’élèves indigènes qu’il y a dix ans. Quant à l’enseignement professionnel que préconisait tout à l’heure M. Lafitte, il sait mieux que quiconque les services qu’il pourrait rendre à ses compatriotes. Mais il estime que cet ordre d’enseignement ne saurait à lui seul remplacer tous les autres et que les indigènes, eux aussi, ont besoin d’une certaine dose d’instruction générale.

Et c’est précisément ce minimum d’instruction, à savoir l’instruction primaire mise à la portée de tous, que les délégués indigènes viennent demander aujourd’hui que l’on institue en Tunisie.

M. Lecore-Carpentier dit qu’habitant depuis 37 ans en Afrique, dont 20 en Tunisie, il se croit qualifié pour prendre la parole dans ce débat.

 Il s’élève contre le raisonnement qui consiste à prendre comme exemple la catégorie la moins élevée parmi les indigènes et à la donner comme représentant la mentalité de toute la population indigène. Dans les campagnes, les colons sont en contact avec le fellah ignorant et abruti par plusieurs siècles de servitude. Dans les villes, au contraire, on trouve une bourgeoisie arabe dont la mentalité est bien supérieure. Au dessus de cette bourgeoisie, et spécialement à Tunis, les indigènes des grandes familles fixées depuis longtemps dans le pays ont une morale dont les principes ne le cèdent en rien à ceux de la morale européenne. A côté de ces derniers, et sur le même rang, on peut placer les indigènes qui s’efforcent d’établir un rapprochement entre leurs compatriotes et les français.

On a dit qu’il fallait plusieurs siècles pour amener des arabes à la mentalité française; M. Zaouch est un exemple du contraire.

 Certainement, les indigènes qui lui ressemblent ne forment pas la majorité de la population, mais il est nécessaire de bien montrer que la chose est possible et ne demande pas autant de temps.

Sous le bénéfice de ces observations, il n’hésitera pas à appuyer de son vote les propositions faites par M. de Carnières, car tout ce que l’on demande c’est que les programmes de l’enseignement  soient réformés de telle façon que les français et les indigènes reçoivent le maximum d’instruction qui peut leur être donné. »

Présentation et commentaires  par Mongi Akrout, Inspecteur général de l'éducation retraité.

Tunis, avril 2022.

Pouraccéder à la version arabe, cliquer ICI

 

 

 

 

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