A- Est-il nécessaire d’exiger une formation des
enseignants adaptée aux besoins des élèves ?
I- Le
métier d’enseigner : les
conceptions des enseignants
Pour répondre à
cette question, je voudrais me référer à
des constatations que j’ai eu souvent l’occasion de relever au cours des
discussions sur la représentation de la plupart des enseignants sur le
« métier d’enseigner » entre autres :
Rares sont les
enseignants qui fondent leurs activités sur les résultats de recherches dans
les domaines de la psychopédagogie, de la didactique, de la psychologie, de
l’histoire des sciences.
La culture pédagogique du milieu scolaire, a
souvent tendance à survaloriser la formation sur le tas, ou l’expérience
quotidienne au détriment des connaissances théoriques sur l’apprentissage et
l’enseignement. On entend souvent des enseignants, ayant de nombreuses années
d’expériences, inviter les stagiaires à oublier rapidement les
connaissances théoriques acquises à
l’université, ou à remettre en question l’efficacité et la pertinence de « la
formation pédagogique » donnée aux futurs enseignants,
alimentant ainsi, un préjugé défavorable à l’égard de l’éducation.
Derrière ces
attitudes se cache une conception encore dominante d’un métier qui s’apprend à
force d’essais et d’erreurs, qui exige essentiellement de connaître sa matière
pour bien l’enseigner et que, plus on a d’expérience mieux on enseigne. Cette
conception de l’enseignement justifie à tort, une grande résistance à
l’innovation et à la remise en question des explications apportées aux
difficultés d’apprentissage des élèves : « Ils ne sont pas
motivés, ils n’écoutent pas, les enseignants des années précédentes ont mal
travaillé, les élèves ne possèdent pas les bases nécessaires pour avancer et
réussir, les parents ne s’occupent plus de leurs enfants, les jeunes ne
recherchent que le plaisir, ils ont la vie trop facile, ils ne veulent pas
faire les efforts nécessaires à leur apprentissage… », Cette liste de
jugements pourrait s’allonger, elle dénote une vision négative de la société
des adultes à l’égard de la société des jeunes. Autrement dit, c’est l’élève
qui est le problème dans l’institution scolaire. Si celui-ci était différent,
s’il se pliait aux exigences véhiculées par le monde de l’éducation, il n’y
aurait pas de problème.
Implicitement les
parents adhèrent à cette vision négative des jeunes ; ils veulent une
institution rigide, réglementée, exigeante et axée sur le rendement et
l’excellence. Ils veulent aussi que les jeunes apprennent à respecter les adultes et se soumettent aux
directives de ceux-ci. Ce qui provoque une réaction similaire des jeunes à
l’égard des adultes. Nous assistons ainsi à des tensions réelles qui deviennent
de plus en plus marquées entre les adolescents d’une part, les professeurs et les parents d’autre part.
Ainsi s’installe un clivage entre les générations qui devient profond et dont
les conséquences se répercutent particulièrement dans le monde scolaire, sur la
discipline des élèves, leur motivation en classe et l’intérêt apporté aux
contenus enseignés.
1- Le cadre de référence de l’enseignant.
Pour comprendre
la réalité et intervenir dans l’univers
propre dans lequel ils sont appelés à évoluer, univers qui les met en contact des jeunes, les enseignants se
réfèrent à des représentations mentales
de cette réalité perçue ; chacun construit ainsi son propre « cadre
de référence » sous la forme d’un ensemble plus ou moins organisé de
connaissances, d’idées, de concepts abstraits qui lui permet d’observer les
évènements et les phénomènes d’enseignement
et d’apprentissage. Ces conceptions sont leur référence pour lire la réalité de
la classe, l’interpréter et intervenir
efficacement en ce qui la concerne.
Les enseignants
ne sont pas différents de tous les êtres
humains : leurs conceptions s’alimentent à des sources
diverses ; certaines sont construites spontanément et intuitivement,
d’autres sont issues de l’expérience, c'est-à-dire de l’observation, d’autres
sont finalement le produit d’une démarche méthodique de réflexion.
Ainsi bon nombre de conceptions que l’on
trouve chez les enseignants sont en fait des théories spontanées, des
connaissances immédiates qui ne font pas appel au raisonnement, mais qui tirent
leur origine du sens commun (croire, par exemple que souhaiter bonne chance
aux élèves avant un examen est une bonne façon de les encourager).
Certaines
de nos conceptions nous viennent de la tradition (beaucoup
d’enseignants croient qu’il suffit de connaître sa matière pour pouvoir
l’enseigner ; ils croient aussi que plus on enseigne mieux on enseigne.)
Ces conceptions
spontanées sont certainement valables dans certains contextes, mais elles sont
de valeur inégale et même parfois d’une utilité relative lorsqu’il s’agit de
comprendre, de prédire et d’agir. Ainsi certaines recherches sur les
représentations des élèves montrent que leur souhaiter bonne chance la veille
d’un examen renforce l’idée que la chance plutôt que l’effort permet de
réussir. Bon nombre de travaux ont montré que l’expérience de l’enseignant ne constitue pas en soi une
meilleure adaptation aux pratiques pédagogiques et aux techniques de la classe.
Finalement, les recherches confirment qu’enseigner « ce n’est pas
seulement savoir quelque chose ; c’est savoir quelque chose et faire en
sorte que quelqu’un d’autre l’apprenne également. »
2-) Le savoir
théorique de l’enseignant (dans le domaine psychopédagogique).
Les recherches en psychopédagogie montrent que
l’expérience personnelle, comme il a été signalé plus haut, n’engendre pas
automatiquement la construction des représentations rationnelles de la réalité.
Ainsi au-delà de la pratique d’enseignement qui ne semble pas toujours produire les résultats souhaités, on peut se
demander sur quoi s’articule cette pratique et s’interroger sur la valeur de
ses fondements théoriques. Ces recherches ont montré que ceux qui sont
efficaces, se distinguent par une pratique qui s’appuie sur :
·
Un savoir conceptuel étendu et bien organisé dans le
domaine de la discipline.
·
Des procédures automatisées (des
procédés et des techniques routiniers d’enseignement exécutées avec souplesse
et sans grand effort.)
· Un
ensemble stratégique d’interventions
facilitant l’apprentissage.
Ils ont montré
aussi que la façon d’enseigner repose en grande partie sur certaines préconceptions de l’enseignant : Jerome
Bruner[1]
(1996) affirme à ce propos que « si
l’on considère que l’esprit humain est avant tout pouvoir d’association et
formation d’automatismes, on privilégie les batteries d’exercices répétitifs et
l’on décrète que c’est la vraie pédagogie. En
revanche si l’on considère que l’esprit humain est avant tout capacité à
réfléchir et à discuter sur la nature des vérités nécessaires, on leur
préfèrera le dialogue. Chacune de ces deux
approches est fonction de notre conception de la société idéale et du
citoyen idéal. »
Certaines
conceptions mal fondées du savoir et de la cognition, encore très présentes
chez les enseignants, expliqueraient des pratiques à efficacité douteuse, notamment la persistance
des cours exclusivement magistraux, sans supports expérimentaux, l’engouement
pour les batteries d’exercices et une obsession de l’évaluation normative et
certificative. Une étude menée par Barth (1993)[2]
montre que « la représentation la
plus fréquente des enseignants du savoir est celle d’une matière extérieure à
l’élève qu’il faut découper de manière à ce que ça rentre et puisse être
stockée dans la mémoire de l’élève. Le savoir est vu comme indépendant de
l’apprenant. »
3-
Conclusion : enseigner
en connaissance de cause.
Il
est certain que fonder l’enseignement sur la connaissance de la matière, le bon
sens, l’expérience, l’intuition, le talent, ne favorise en aucune façon la
formation des savoirs et des savoirs faire spécifiques pour exercer le métier.
Les savoirs relatifs à la cognition ( عملية الادراك), à sa dynamique, aux catégories des connaissances, au
traitement de l’information par l’apprenant, à la transposition didactique,
constituent un cadre référentiel précieux pour enseigner. Une formation dans
ces domaines permet de mieux comprendre les difficultés de certains élèves
notamment celles qui sont liées à leur motivation.
La rapide progression de la recherche dans les
différents domaines liés à l’apprentissage pendant ces dernières années a mené
à des découvertes fascinantes pour ceux qui ont « la mission de faire
apprendre ». Fonder la pratique pédagogique, non seulement sur
l’expérience personnelle, mais aussi sur les résultats des recherches, devrait
contribuer à améliorer la pratique pédagogique des enseignants.
L’enseignant
n’échappe pas à la règle générale de toutes les disciplines et
professions : l’expérience personnelle doit être source de savoir
mais, pour apprendre d’elle, on doit chercher à comprendre les
déterminants, à construire des concepts propres à la profession, à se doter
d’un vocabulaire permettant de décrire la réalité vécue. Ce cadre, issu des
recherches dans les domaines relatifs à l’apprentissage et appelé «cadre conceptuel » met à notre
disposition des énoncés, des faits, des concepts, des théories validées et des
modèles qui constituent des apports nécessaires dans l’exercice de notre
profession.
4- EXEMPLES.
Premier
exemple : Quelques questions issues de la recherche pour aider le professeur à
adapter son cours :
Plusieurs
chercheurs avancent que l’apprentissage est un exercice de pensée et de
réflexion qui se situe à deux
niveaux : le savoir et son élaboration. L’action pédagogique exige la
prise en compte de ces deux niveaux. Autrement dit, il y a dans les programmes
scolaires un savoir qui est à enseigner. Avant de le transmettre il faut
le rendre transmissible : c'est-à-dire délimiter le contenu en fonction
d’un niveau donné, pour un public donné. Puis commence l’apprentissage
proprement dit, qui déclenche chez les apprenants les opérations mentales
visées. Ce travail intellectuel suscité par les activités proposées par
l’enseignant, va permettre aux élèves de percevoir l’information, de la
traiter ensuite et finalement atteindre le niveau d’abstraction. Ce
processus pourrait être représenté par le schéma suivant :
· 1ere étape : Savoir de l’enseignant : rendre ce savoir
transmissible.
· 2èmeétape : Savoir transmissible : exercer
l’acte pédagogique (transmettre ce savoir).
· 3ème étape : quel est le savoir qui sera acquis et
transféré ?
Cela exige de l’enseignant à travailler
quatre concepts :
1.
Le savoir et sa
transformation (transposition didactique)
2.
L’acte pédagogique.
3.
Les opérations mentales
(le traitement de l’information au cours de l’apprentissage).
4.
L’évaluation du savoir
acquis par l’élève avec transfert.
Dans
le temps, nous pouvons délimiter l’action pédagogique par trois étapes :
La préparation, la réalisation, l’intégration. (Voir tableau ci-dessous).
AVANT : la mise en situation
L’enseignant fait-il une
mise en situation ? En quoi consiste-t-elle ?
Quelle forme de
sensibilisation doit-il utiliser pour introduire l’apprentissage ?
A quels niveaux de
complexité doit-il proposer le savoir à acquérir ?
Quels types de supports
peut-il utiliser dans les différentes phases de l’apprentissage ?
Avec quel vocabulaire,
quels exemples, quels auxiliaires pédagogiques va-t-il le présenter ?
PENDANT :la réalisation. |
Comment les élèves
travaillent-ils ?
Quels genres d’activités sont proposés aux élèves ?
Ces activités permettent-ils
aux élèves d’atteindre les objectifs du programme ?
Les élèves sont-ils
actifs ?
Quel est le rôle de
l’enseignant ?
Le matériel didactique est-il
approprié ? Est-il adéquatement exploité pour permettre aux élèves
d’apprendre ?
APRES :
l’intégration. |
Les élèves
ont-ils l’occasion d’éprouver qu’ils ont appris quelque chose durant ce
cours ? Comment ?
Les élèves
ont-ils l’occasion d’éprouver que ce qu’ils ont appris puisse leur être utile ? Comment ?
Les élèves ont-ils l’occasion d’améliorer leur
façon d’apprendre ? Comment ?
Les élèves
ont-ils l’occasion de réinvestir ce qu’ils ont appris ? Comment ?
Deuxième
exemple : Quelques
réflexions sur nos représentations de l’évaluation.
Dans nos lycées,
ce sont le contenu et la forme des examens de fin d’étapes et fin d’année qui
déterminent les techniques adoptées par l’enseignant ; on prépare alors
les élèves à les réussir. Examens uniformes imposés à tous les élèves au même
moment et plusieurs fois par année, résultats chiffrés et consignés tels quels
au bulletin avec des appréciations et
des jugements de valeurs parfois blessants ; « élève nul, élève peu doué, élève
passable, ne fournit aucun effort… » Répartition gaussienne
des élèves ( en fonction de notes
obtenues) ; il y a d’un côté
les mauvais élèves, les cancres, ceux qui ne travaillent pas, de l’autre
côté nous trouvons ceux qui sont excellents, tandis que la majorité se
répartit, comme sur une courbe de Gauss,
autour de la moyenne ! Telle est l’évaluation que nous avons subie lorsque
nous étions élèves et telle est l’évaluation que nous pratiquons. Nous oublions (ou nous faisons semblant d’oublier) les mauvais souvenirs et les
injustices d’une telle évaluation normative.
Une telle
représentation de l’évaluation, qui s’appuie sur une conception de
l’apprentissage renvoie à l’idée d’un
récipient vide que l’application et
l’attention permettraient d’ouvrir à des savoirs que l’on déverserait
méthodiquement ; elle renvoie aussi à la métaphore de la pyramide, bien
régulière où heure après heure, leçon après leçon viendraient se poser les
connaissances acquises et qui permettrait
de se hisser jusqu’à la classe supérieure. Cette représentation,
conforme à l’affirmation implicite que les connaissances sont des choses et que, comme toutes les choses on les
acquiert et on les possède, on les accumule, ou bien on les abandonne pour leur
en substituer d’autres toutes neuves et parfaitement adaptées. Comme toutes les
choses, les connaissances sont considérées comme des biens que le travail permet
d’obtenir et qu’il faut mériter. En toute justice si vous n’avez pas ces connaissances (ou choses), il ne faut
vous en prendre qu’à vous-même puisque
les occasions vous ont été offertes et que vous les avez laissées s’échapper.
Dans cette
perspective la classe est conçue comme
le cadre où sont dispensées des connaissances…Il suffit de les entendre, de les
revoir, de les appliquer avec attention jusqu’à l’appropriation (batterie d’exercices similaires, série
d’exercices, cours particuliers…) .Or cette
conception si elle est facile à mettre en œuvre, se heurte à deux
réalités : la prise d’information n’est pas, d’une part, une opération de
simple réception, d’autre part l’appropriation d’un savoir ne peut être
renvoyée à la simple répétition même intensive.
Devant une telle
situation, chaque professeur doit sortir de « l’inertie »
qui le tient toujours accrocher aux mêmes conceptions de l’apprentissage et de l’évaluation. N’est-il pas
indispensable, après critique de nos pratiques évaluatives actuelles, de voir
quels sont les outils que nous apportent les recherches dans ce
domaine ? N’est-il pas
indispensable de préciser le sens de certains concepts-clés propres au discours
pédagogique ? Je pense, entre
autres, aux concepts-clés : apprentissage, élève acteur, situation
problème et d’analyser leurs incidences sur l’évaluation.
Mohamed Debbabi.
Inspecteur principal des sciences physiques.
Pour accéder à la version AR, Cliquer ICI
[1] Jerome Seymour Bruner, né le 1er octobre
1915 à New York et mort le 5 juin 2016 à Manhattan, est un psychologue
américain ( ). Bruner propose une théorie de l'apprentissage basée
sur la découverte de soi. Autrement dit, l'enfant acquiert des
connaissances par lui-même. Il a observé que l'esprit n'était pas passif et que
la motivation et les conditions sociales et culturelles permettent une
compréhension globale de la réalité
[2] Britt-Mari-Barth : Professeur émérite à la Faculté d’éducation de l’Institut Supérieur de Pédagogie à l’Institut Catholique de Paris où elle enseigne depuis 1976. Elle est aussi actuellement professeur invité à l’Université Catholique de l’Ouest. Auteur de deux ouvrages principaux, L’Apprentissage de l’abstraction et Le savoir en construction (éditions Retz) qui sont considérés comme des textes de référence pédagogique, elle dirige également le Laboratoire de recherche pour le développement socio-cognitif. https://www.babelio.com/auteur/Britt-Mari-Barth/82133
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