Introduction
Le système éducatif national,
créé en 1958, était confronté, dès le
début, à des défis aussi importants que ceux d'aujourd'hui. Il s'agit de défis
d'ordre aussi bien quantitatif que qualitatif dans un monde en pleine mutation,
en quête du salut national sur les plans culturel, social et économique.
Au cours de son histoire, le système
éducatif tunisien est passé par plusieurs étapes, il y a eu d'abord, la décennie
(dite) de Messsâdi", suivie par celle
des "réformettes" (en l'absence de projets) qui a duré deux décennies
encore (des années soixante dix aux années quatre vingt). Enfin, nous arrivons
à l'étape des grandes réformes entamées à l'aube des années quatre-vingt-dix (1991),
puis au début du deuxième millénaire (2002). Ces trois étapes ont représenté trois moments principaux dans l'émergence, la stabilité puis
l'évolution de l'école tunisienne.
La période de Mahmoud Messâdi est
souvent considérée comme fondatrice du système éducatif tunisien, qui a jeté
ainsi les bases des choix culturels et éducatifs nationaux. Elle a aussi marqué
nos orientations jusqu'à nos jours, au niveau de la démocratisation de
l'éducation et sa diffusion horizontale et verticale, à travers tout le pays.
Comprendre notre politique éducative
actuelle, implique nécessairement de se pencher sur l'identité ou les références de notre école nationale, au
moins, au cours de la période contemporaine récente.
Pour saisir les données qui ont
influencé l'évolution de notre système éducatif, il est essentiel de s'attarder
sur les quatre points cruciaux suivants :
- L'état de l'éducation au moment de l'indépendance,
- Les grandes lignes du système éducatif
post-indépendance, et la structure du nouvel enseignement tunisien,
- La mise en place
de la politique de planification
décennale de l'Éducation (1959 - 1969), qui s'inscrivait dans le cadre du plan de développement économique et social du
pays.
- L'état du système éducatif à la fin de la phase
fondatrice de l'État national, (c'est à dire après trois décennies jusqu'en
1988).
3 - Le système
éducatif à la fin de la phase fondatrice, (c'est-à-dire trois décennies après
la loi du 4 novembre 1958).
Grâce à la politique de planification,
le Ministère de l'Éducation a
réussi à gagner le pari de la diffusion
de l'éducation. Mais, au niveau de la qualité de l'éducation et de la
formation, il n'y a pas eu de projets visant à améliorer la performance du
système éducatif. Ainsi, durant trois décennies entières, l'école tunisienne a
vécu un état de stagnation, en rupture avec les exigences de l'adaptation au
temps et aux besoins de la société tunisienne dans un monde en mutation et en
évolution.
Cette période a également été caractérisée par
une instabilité au niveau de la gestion, au cours de laquelle six ministres se
sont succédés à la tête du ministère de l'éducation nationale, souvent pour de très
courtes périodes (entre deux mois et une seule année scolaire). Cela s'est traduit
par le manque de continuité ou de suivi,
en l'absence de projets éducatifs. La période passée par Ahmed Ben Salah, à la
tête du ministère de l'Éducation, par exemple, n’a duré qu’une année (d'octobre
1968 à novembre 1969). Elle était marquée par quelques mesures au niveau de
l'organisation de l'enseignement, dont l'orientation vers la section économique
à partir de la deuxième année secondaire ou l'enseignement du français, en tant
que langue seconde, à partir de la première année de l'école primaire. Pour sa
part, le mandat de moins de deux mois de son successeur, Ahmed Noureddine, ne
lui a même pas laissé le temps de faire connaissance avec les cadres du
ministère. Son successeur Mohamed Mzali n’était guère plus chanceux. Son mandat
n'a pas dépassé un semestre…
De même, l'expert en économie, Chedly
Ayari qui a succédé à M.Mzali, n'est resté aux commandes au ministère de
l’éducation qu'un an et demi (juin 1970-octobre 1971). Son passage n'a presque
rien apporté à l'organisation de l'enseignement. La situation n'a pas
changé avec le retour du ministre Mohamed
Mzali (octobre 71 au mois de mars 1973). Son deuxième passage fut marqué par le
retour de la septième année de l’enseignement secondaire, qui a été supprimée à
l'indépendance, pour réduire les besoins en enseignants. La gestion
quotidienne s'est poursuivie au détriment du projet d'éducation et
d'apprentissage durant le mandat du ministre Driss Guiga (trois années, de mars
1973 au mois de mai 1976) dont le passage a été marqué par des mesures qui ont touché certains acquis scientifiques de l'élève. Une note de
service destinée aux directeurs des collèges et des lycées (en date du 25 mars
1974) appelait, d’ailleurs, à alléger les programmes de la langue et de la littérature
arabe[2].
Le retour, de nouveau, de Mohamed
Mzali (en mai 1976) à la tête du Ministère de l'Éducation, pour la troisième
fois en sept ans, traduisait, la
confusion et l'instabilité en ce qui concerne le sort du système éducatif
national. A la même époque,
commencent les discours autour de la question de l'arabisation, en
l'absence de toute vision claire et de tout projet pédagogique. Des pamphlets qui
ont pris un aspect idéologique chez les intellectuels, même si personne parmi
les différents courants de l'opinion publique n’a posé la problématique de ce qu'on
arabise ou comment on arabise?[3].
Parallèlement, à ces discours autour
de l'arabisation et du nationalisme "tunisien", des mesures ont été
prises pour revoir la place l'enseignement du français, langue seconde. Désormais
le début de son enseignement est reporté
à la 4ème année, au lieu de la 3ème année du primaire. En
plus, la langue française a perdu de son importance dans l'enseignement
secondaire. Le niveau des contenus étudiés a baissé aussi et les textes
classiques et fondateurs ont disparu des nouveaux manuels scolaires. Enfin, la
langue française a été reléguée au rang d'une matière optionnelle au
baccalauréat.
Ainsi, des générations entières ont vu leur niveau de
maîtrise du français se dégrader. D’ailleurs, à son tour, le niveau de maîtrise de la langue
arabe et de sa littérature a été affecté, en plus de la philosophie, dont la
terminologie scientifique s'est appauvrie.
La situation est restée la même avec
Mohamed Frej Chedly, fidèle successeur de Mohamed Mzali, pendant six années
complètes, (d'avril 1980 à mai 1986) où rien de nouveau n’a été constaté au
niveau des textes relatif à l'organisation de l'enseignement ou des programmes
scolaires[4],
à l'exception de quelques mesures qui touchent l'organisation administrative.
Les ministres ont continué à se succéder à la
tête du ministère de l'éducation :
- Abdeaziz Ben Dhia : mai 1986-juillet 86,
- Amor Chedly : juillet 1986 - mai 1987,
- Mohamed Sayeh : mai 1987 - 7 novembre 1987).
Tous ces
ministres n'ont fait, réellement, que gérer les affaires administratives du quotidien.
Cette période a été caractérisée par une
instabilité politique. De nombreuses voix ont dénoncé le déclin du niveau de l'enseignement
public et l'absence - dans les programmes et les manuels scolaires- de la
culture de la logique et des valeurs de la modernité. Ceux-ci ont cédé progressivement
la place, malheureusement (dès le milieu des années 70), à des contenus qui n'avaient aucun rapport avec les
références de l'école tunisienne moderne.
Avec l'arrivée du ministre Tijani Chelly (7 novembre
1987 - avril 1988), une vaste consultation nationale est organisée sur le thème
de la réhabilitation du système éducatif. Elle s'est poursuivie avec Mohamed
Hédi Khlil qui avait été à la tête du
ministère pour une année supplémentaire (d'avril 1988 à avril 1989). D’ailleurs,
on lui doit la constitution des
commissions sectorielles permanentes, dont la mission était de repenser
les programmes et les outils pédagogiques.
Cette nouvelle orientation fondatrice d'une
nouvelle étape dans l'histoire du système éducatif a été couronnée par la
nomination de Mohamed Charfi à la tête du ministère de l'éducation nationale, pour
redonner au système éducatif sa vitalité et réhabiliter les programmes et les
manuels scolaires, conformément à ce qui était prévu par la loi de 1991.
Ainsi, il a été mis fin à la fluctuation provoquée par un vide qui a duré deux
décennies, marquée par l'absence de projets éducatifs à la fin de la phase
fondatrice du régime du leader Habib Bourguiba, père de l'Etat national
Conclusion
Enfin, quelles sont les conclusions ou
les résultats que l'on peut tirer après cette présentation du parcours historique
du système éducatif tunisien pendant ses trois premières décennies, notamment
après la célébration de son cinquantenaire (novembre 1958- novembre 2008) ?
L’histoire de ce système reflète,
nécessairement, l’histoire du projet de société de l’État de l’indépendance qui
a puisé sa référence politique et
culturelle dans la pensée moderniste (ou réformiste) du début du XIXème siècle.
Le défi de la diffusion de l'éducation moderne, pour réformer la société
tunisienne, était le meilleur investissement décidé par l'élite politique et
culturelle en vue de provoquer une gestation sociale, des transformations profondes
et une dynamique sociale continue. À cet égard, le choix du collège Sadiki,
pour annoncer - plus qu’une simple réforme - la création du système éducatif en
1958, avait une portée symbolique, pour
exprimer la continuité de la voix réformiste nationale, depuis la fondation de
cette institution par le grand Ministre Khair-Eddine
Attounissi en 1875.
Habib Bourguiba et ses partisans ne
faisaient-ils pas partie, avec les dirigeants du mouvement national, de cette continuité
de la pensée politique moderniste de Khair-Eddine ? Les écoles franco-arabes n'étaient-elles pas inspirées du modèle sadikien,
modèle ouvert aux valeurs de la modernité ? Et c'est, d’ailleurs, le même exemple
pour les Ecoles Coraniques Modernes
créées par les Jeunes Tunisiens dès 1907 et qui étaient une copie nationale des
institutions officielles d’enseignement,
mais dotée de contenus culturels arabo-musulmans.
Le nouveau système éducatif de l'Etat de l'Indépendance
était à la hauteur des ambitions nationales de l'époque en réussissant à réduire les taux d'analphabétisme dans les rangs des
jeunes et des adultes et en réduisant aussi les grandes inégalités régionales de
la scolarisation. De cette manière, le projet culturel de l’Etat national a pu,
au fur et à mesure, corriger les effets négatifs de l'héritage colonial en
cherchant à renforcer les bases de l'identité nationale et ses rapports avec
l’altérité dans les contenus scolaires.
La mise en place de la politique de
planification décennale traduisait, pour le jeune État national, la grande
importance accordée à l'investissement dans la formation des ressources
humaines, qui constitue la base de tout projet de développement social et
économique.
Cette approche s'inscrivait dans le
cadre de la politique de planification du développement économique et social poursuivie
par l'État dès le lendemain de son indépendance , à l'instar de la plupart des
pays en voie de développement, selon les directives ou les recommandations des experts
des organisations internationales de l'époque. Ceux-ci avaient, d’ailleurs, encouragé
le lancement de grands chantiers pour
diffuser l'enseignement, en vue du progrès national des peuples nouvellement
indépendants. C’était d’ailleurs la conviction des dirigeants tunisiens, qui, depuis
la fin des années cinquante et jusqu'aux années soixante, n’arrêtaient de
soutenir que le salut économique et social des pays du tiers monde passe nécessairement et obligatoirement par la
scolarisation.
Mais, avec l'émergence de nouvelles
données politiques et économiques, soumises à la logique du marché consacrant
l'inégale répartition des richesses et leur gestion à l'échelle mondiale, les
rêves des pays, nouvellement indépendants, ont commencé à se dissiper petit à
petit. C’était assez comparable, d’ailleurs, avec les promesses du président
américain Wilson (au cours de la 1er guerre mondiale) ou encore avec celles de l'Alliance Atlantique (au cours de la 2ème guerre
mondiale), quand ces pays étaient colonisés.
Ce contexte a conduit les pays en voie
de développement à commencer à chercher d'autres voies d’émancipation et de
promotion: certains ont poursuivi la voie populiste avec un discours
national-socialiste faisant de l'idéologie leur objectif. Alors que d'autres
pays, comme la Tunisie, avaient choisi la voie libérale comme une alternative à
l'expérience socialiste d'Ahmed Ben Saleh. La question éducative, sans
l’avouer, n'était plus parmi les
priorités de l’Etat national (au niveau des contenus, notamment). Par
conséquent, le projet éducatif a été le grand absent durant deux décennies, au cours
desquelles on s'est contenté de gérer les
acquis de la loi du 4 novembre 1958…
Cette
situation a entrainé, dans un contexte mondial marqué par de fortes tensions dues
à la Guerre Froide et à la formation du bloc de pays non alignés, une sorte d'apathie
au niveau de l'évolution politique interne et externe. Elle a aussi entrainé
une altération de l'état général du
système éducatif, comme nous l'avons constaté à la fin de la phase fondatrice
de l’État national, et à la fin des années 80. Ceci a coïncidé avec l’émergence
de la mondialisation et de son modèle néolibéral colportant une culture de
consommation en opposition totale avec les civilisations humaines et leurs
valeurs universelles. De nouveaux défis émergeants menacent donc les pays en
développement soumis de plus en plus aux risques de marginalisation et
d’érosion au niveau de leurs élites scientifiques sans cesse convoitées.
C'est dans cette optique, (en
principe), que la loi de juillet 1991, puis la loi d'Orientation de
2002, seraient édictées pour suivre le cours des « nouveautés » et « réussir »
là où avait échoué la politique éducative à la fin de la phase fondatrice de
l'État national. Ces textes devaient prendre les mesures correctives en matière
de politique éducative et faire face au rythme des évolutions locales et
mondiales, en constituant le meilleur indicateur de tout optimisme. Mais
l’aspect politique (mondial) de « massification » de
l’enseignement, par l’abolition des barrages sélectifs de l’évaluation, et la
suppression des cursus en rapport avec la dextérité manuelle et le savoir faire
technique, préparant des masses de consommateurs de produits jetables ou à
usage unique, semble prévaloir. Il est de même des slogans d’« un
ordinateur par foyer » et de la généralisation du « cartable
numérique » dans un contexte de résultats scolaires
« médiocres » aux évaluations internationales TIMSS[5]
et PISA[6]…
Fin de la 2ème
partie, pour revenir à la 1er partie , cliquer ICI
Mokhtar
Ayachi,
In Etudes
d'histoire culturelle: Histoire de l'éducation et
mouvements
de jeunes en Tunisie, pp. 277-282.
Traduit
par Mongi Akrout & Mokhtar Ayachi
Pour
accéder à la version Arabe, cliquer ici
[1] Ayachi Mokhtar, conférence donnée à l'occasion de la célébration du cinquantenaire du système éducatif national (1958/2008), Centre National d’Innovation Pédagogique et de Recherches en Education (CNIPRE), Tunisie, Novembre 2008.
[2] Ministère de l'Éducation nationale, rapport sur le système éducatif en
Tunisie, 1974- 1976 Préparé pour la conférence internationale sur l'éducation
lors. 36ème session. Genève, septembre 1977 . Centre pédagogique
national de Tunisie .1977. 40 pages
[3] Hamzaoui Saleh , "l'arabisation, problème idéologique" Revue tunisienne des sciences sociales, 13èùe année, n°44, Tunis. 1976
[4] Voir à ce sujet la série de rapports annuels sur l'état de l'éducation adressés par le ministère de l'Éducation au Bureau international de l'éducation, affilié à l'Unesco à Genève
[5] Evaluation des Compétences des élèves en
Mathématiques et en Sciences (Trends in Mathematics and Science Study).
[6] Programme International pour le Suivi des
Acquis des Elèves
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