dimanche 25 février 2024

L'école tunisienne au cours de l’étape fondatrice de l'État de l'indépendance (1958 - 1988)[1] - 2ème partie

  

 

Mokhtar Ayachi

Le blog pédagogique propose à ses amis (es)  le texte d'un conférence donnée par l'historien , le Docteur Mokhtar Ayachi  à l'occasion de la célébration du cinquantenaire du système éducatif national (1958/2008), au Centre National d’Innovation Pédagogique et de Recherches en Education (CNIPRE),  au mois de novembre Novembre 2008.


Dans cette conférence,  M° Ayachi a essayé d'analyser l'évolution de l'enseignement tunisien depuis les dernières années du protectorat  jusqu'en 1988, en passant par la décennie (dite) de Messsâdi " qui est  selon les  termes  de l'auteur "  considérée comme fondatrice du système éducatif tunisien, qui a jeté ainsi les bases des choix culturels et éducatifs nationaux. Elle a aussi  marqué  nos orientations jusqu'à nos jours, au niveau de la démocratisation de l'éducation et sa diffusion horizontale et verticale, à travers tout le pays ".  

Le Blog pédagogique remercie M° Ayachi qui nous a permis de reprendre cette précieuse conférence .

 

 

 

Introduction

            Le système éducatif national, créé en  1958, était confronté, dès le début, à des défis aussi importants que ceux d'aujourd'hui. Il s'agit de défis d'ordre aussi bien quantitatif que qualitatif dans un monde en pleine mutation, en quête du salut national sur les plans culturel, social et économique.

          Au cours de son histoire, le système éducatif tunisien est passé par plusieurs étapes, il y a eu d'abord, la décennie (dite) de Messsâdi", suivie par  celle des "réformettes" (en l'absence de projets) qui a duré deux décennies encore (des années soixante dix aux années quatre vingt). Enfin, nous arrivons à l'étape des grandes réformes entamées à l'aube des années quatre-vingt-dix (1991), puis au début du deuxième millénaire (2002). Ces trois étapes  ont représenté trois moments principaux  dans l'émergence, la stabilité puis l'évolution de l'école tunisienne.

          La période de Mahmoud Messâdi est souvent considérée comme fondatrice du système éducatif tunisien, qui a jeté ainsi les bases des choix culturels et éducatifs nationaux. Elle a aussi  marqué  nos orientations jusqu'à nos jours, au niveau de la démocratisation de l'éducation et sa diffusion horizontale et verticale, à travers tout le pays. Comprendre notre  politique éducative actuelle, implique nécessairement de se pencher sur l'identité ou  les références de notre école nationale, au moins,  au cours de  la période contemporaine récente.

          Pour saisir les données qui ont influencé l'évolution de notre système éducatif, il est essentiel de s'attarder sur les quatre points cruciaux suivants :

- L'état de l'éducation au moment de l'indépendance,

- Les grandes lignes du système éducatif post-indépendance, et la structure du nouvel enseignement tunisien,

- La mise en place  de la  politique de planification décennale de l'Éducation (1959 - 1969), qui s'inscrivait dans le cadre du plan  de développement économique et social du pays.

- L'état du système éducatif à la fin de la phase fondatrice de l'État national, (c'est à dire après trois décennies jusqu'en 1988).

 

3 - Le système éducatif à la fin de la phase fondatrice, (c'est-à-dire trois décennies après la loi du 4 novembre 1958).

          Grâce à la politique de planification, le Ministère de l'Éducation  a réussi  à gagner le pari de la diffusion de l'éducation. Mais, au niveau de la qualité de l'éducation et de la formation, il n'y a pas eu de projets visant à améliorer la performance du système éducatif. Ainsi, durant trois décennies entières, l'école tunisienne a vécu un état de stagnation, en rupture avec les exigences de l'adaptation au temps et aux besoins de la société tunisienne dans un monde en mutation et en évolution.

           Cette période a également été caractérisée par une instabilité au niveau de la gestion, au cours de laquelle six ministres se sont succédés à la tête du ministère de l'éducation nationale, souvent pour de très courtes périodes (entre deux mois et une seule année scolaire). Cela s'est traduit  par le manque de continuité ou de suivi, en l'absence de projets éducatifs. La période passée par Ahmed Ben Salah, à la tête du ministère de l'Éducation, par exemple, n’a duré qu’une année (d'octobre 1968 à novembre 1969). Elle était marquée par quelques mesures au niveau de l'organisation de l'enseignement, dont l'orientation vers la section économique à partir de la deuxième année secondaire ou l'enseignement du français, en tant que langue seconde, à partir de la première année de l'école primaire. Pour sa part, le mandat de moins de deux mois de son successeur, Ahmed Noureddine, ne lui a même pas laissé le temps de faire connaissance avec les cadres du ministère. Son successeur Mohamed Mzali n’était guère plus chanceux. Son mandat n'a pas dépassé un semestre…

          De même, l'expert en économie, Chedly Ayari qui a succédé à M.Mzali, n'est resté aux commandes au ministère de l’éducation qu'un an et demi (juin 1970-octobre 1971). Son passage n'a presque rien apporté à l'organisation de l'enseignement. La situation n'a pas changé  avec le retour du ministre Mohamed Mzali (octobre 71 au mois de mars 1973). Son deuxième passage fut marqué par le retour de la septième année de l’enseignement secondaire, qui a été supprimée à l'indépendance,  pour  réduire les besoins en enseignants. La gestion quotidienne s'est poursuivie au détriment du projet d'éducation et d'apprentissage durant le mandat du ministre Driss Guiga (trois années, de mars 1973 au mois de mai 1976) dont le passage a été marqué  par des mesures qui ont touché certains  acquis scientifiques de l'élève. Une note de service destinée aux directeurs des collèges et des lycées (en date du 25 mars 1974) appelait, d’ailleurs, à alléger les programmes de la langue et de la littérature arabe[2].

          Le retour, de nouveau, de Mohamed Mzali (en mai 1976) à la tête du Ministère de l'Éducation, pour la troisième fois en sept ans,  traduisait, la confusion et l'instabilité en ce qui concerne le sort du système éducatif national.  A la même époque, commencent  les discours  autour de la question de l'arabisation, en l'absence de toute vision claire et de tout projet pédagogique. Des pamphlets qui ont pris un aspect idéologique chez les intellectuels, même si personne parmi les différents courants de l'opinion publique n’a posé la problématique  de ce  qu'on arabise  ou comment  on arabise?[3].

          Parallèlement, à ces discours autour de l'arabisation et du nationalisme "tunisien", des mesures ont été prises pour revoir la place l'enseignement du français, langue seconde. Désormais  le début de son enseignement est reporté à la 4ème année, au lieu de la 3ème année du primaire. En plus, la langue française a perdu de son importance dans l'enseignement secondaire. Le niveau des contenus étudiés a baissé aussi et les textes classiques et fondateurs ont disparu des nouveaux manuels scolaires. Enfin, la langue française a été reléguée au rang d'une matière optionnelle au baccalauréat.

           Ainsi,  des générations entières ont vu leur niveau de maîtrise du français se dégrader. D’ailleurs,  à son tour, le niveau de maîtrise de la langue arabe et de sa littérature a été affecté, en plus de la philosophie, dont la terminologie scientifique s'est appauvrie.

          La situation est restée la même avec Mohamed Frej Chedly, fidèle successeur de Mohamed Mzali, pendant six années complètes, (d'avril 1980 à mai 1986) où rien de nouveau n’a été constaté au niveau des textes relatif à l'organisation de l'enseignement ou des programmes scolaires[4], à l'exception de quelques mesures qui touchent l'organisation administrative.

           Les ministres ont continué à se succéder à la tête du ministère de l'éducation :

- Abdeaziz Ben Dhia : mai 1986-juillet 86,

- Amor Chedly : juillet 1986 - mai 1987,

- Mohamed Sayeh : mai 1987 - 7 novembre 1987).

Tous ces ministres n'ont fait, réellement, que gérer les affaires administratives du quotidien.

          Cette période a été caractérisée par une instabilité politique. De nombreuses voix ont dénoncé le déclin du niveau de l'enseignement public et l'absence - dans les programmes et les manuels scolaires- de la culture de la logique et des valeurs de la modernité. Ceux-ci ont cédé progressivement la place, malheureusement (dès le milieu des années 70), à des contenus  qui n'avaient aucun rapport avec les références de l'école tunisienne moderne.

           Avec l'arrivée du ministre Tijani Chelly (7 novembre 1987 - avril 1988), une vaste consultation nationale est organisée sur le thème de la réhabilitation du système éducatif. Elle s'est poursuivie avec Mohamed Hédi Khlil qui avait  été à la tête du ministère pour une année supplémentaire (d'avril 1988 à avril 1989). D’ailleurs, on lui doit  la constitution des commissions  sectorielles  permanentes, dont la mission était de repenser les programmes et les outils pédagogiques.

          Cette nouvelle orientation fondatrice d'une nouvelle étape dans l'histoire du système éducatif a été couronnée par la nomination de Mohamed Charfi à la tête du ministère de l'éducation nationale, pour redonner au système éducatif sa vitalité et réhabiliter les programmes et les manuels scolaires, conformément à ce qui était prévu par la loi de 1991. Ainsi, il a été mis fin à la fluctuation provoquée par un vide qui a duré deux décennies, marquée par l'absence de projets éducatifs à la fin de la phase fondatrice du régime du leader Habib Bourguiba, père de l'Etat national

Conclusion

          Enfin, quelles sont les conclusions ou les résultats que l'on peut tirer après cette présentation du parcours historique du système éducatif tunisien pendant ses trois premières décennies, notamment après la célébration de son cinquantenaire (novembre 1958- novembre 2008) ?

           L’histoire de ce système reflète, nécessairement, l’histoire du projet de société de l’État de l’indépendance qui  a puisé sa référence politique et culturelle dans la pensée moderniste (ou réformiste) du début du XIXème siècle. Le défi de la diffusion de l'éducation moderne, pour réformer la société tunisienne, était le meilleur investissement décidé par l'élite politique et culturelle en vue de provoquer une gestation sociale, des transformations profondes et une dynamique sociale continue. À cet égard, le choix du collège Sadiki, pour annoncer - plus qu’une simple réforme - la création du système éducatif en 1958, avait  une portée symbolique, pour exprimer la continuité de la voix réformiste nationale, depuis la fondation de cette institution  par le grand Ministre Khair-Eddine Attounissi en 1875.

          Habib Bourguiba et ses partisans ne faisaient-ils pas partie, avec les dirigeants du mouvement national, de cette continuité de la pensée politique moderniste de Khair-Eddine ? Les écoles franco-arabes  n'étaient-elles pas inspirées du modèle sadikien, modèle ouvert aux valeurs de la modernité ? Et c'est, d’ailleurs, le même exemple pour  les Ecoles Coraniques Modernes créées par les Jeunes Tunisiens dès 1907 et qui étaient une copie nationale des  institutions officielles d’enseignement, mais dotée de contenus culturels arabo-musulmans.

           Le nouveau système éducatif de l'Etat de l'Indépendance était à la hauteur des ambitions nationales de l'époque en réussissant  à réduire les taux d'analphabétisme dans les rangs des jeunes et des adultes et en réduisant aussi les grandes inégalités régionales de la scolarisation. De cette manière, le projet culturel de l’Etat national a pu, au fur et à mesure, corriger les effets négatifs de l'héritage colonial en cherchant à renforcer les bases de l'identité nationale et ses rapports avec l’altérité dans les contenus scolaires.

          La mise en place de la politique de planification décennale traduisait, pour le jeune État national, la grande importance accordée à l'investissement dans la formation des ressources humaines, qui constitue la base de tout projet de développement social et économique.

          Cette approche s'inscrivait dans le cadre de la politique de planification du développement économique et social poursuivie par l'État dès le lendemain de son indépendance , à l'instar de la plupart des pays en voie de développement, selon les directives ou les recommandations des experts des organisations internationales de l'époque. Ceux-ci avaient, d’ailleurs, encouragé le lancement  de grands chantiers pour diffuser l'enseignement, en vue du progrès national des peuples nouvellement indépendants. C’était d’ailleurs la conviction des dirigeants tunisiens, qui, depuis la fin des années cinquante et jusqu'aux années soixante, n’arrêtaient de soutenir que le salut économique et social des pays du tiers monde passe  nécessairement et obligatoirement par la scolarisation.

          Mais, avec l'émergence de nouvelles données politiques et économiques, soumises à la logique du marché consacrant l'inégale répartition des richesses et leur gestion à l'échelle mondiale, les rêves des pays, nouvellement indépendants, ont commencé à se dissiper petit à petit. C’était assez comparable, d’ailleurs, avec les promesses du président américain Wilson (au cours de la 1er guerre mondiale) ou  encore avec celles de l'Alliance Atlantique  (au cours de la 2ème guerre mondiale), quand ces pays  étaient colonisés.

          Ce contexte a conduit les pays en voie de développement à commencer à chercher d'autres voies d’émancipation et de promotion: certains ont poursuivi la voie populiste avec un discours national-socialiste faisant de l'idéologie leur objectif. Alors que d'autres pays, comme la Tunisie, avaient choisi la voie libérale comme une alternative à l'expérience socialiste d'Ahmed Ben Saleh. La question éducative, sans l’avouer, n'était plus  parmi les priorités de l’Etat national (au niveau des contenus, notamment). Par conséquent, le projet éducatif a été le grand absent durant deux décennies, au cours desquelles on s'est contenté de gérer  les acquis de la loi du 4 novembre 1958…

          Cette situation a entrainé, dans un contexte mondial marqué par de fortes tensions dues à la Guerre Froide et à la formation du bloc de pays non alignés, une sorte d'apathie au niveau de l'évolution politique interne et externe. Elle a aussi entrainé une altération  de l'état général du système éducatif, comme nous l'avons constaté à la fin de la phase fondatrice de l’État national, et à la fin des années 80. Ceci a coïncidé avec l’émergence de la mondialisation et de son modèle néolibéral colportant une culture de consommation en opposition totale avec les civilisations humaines et leurs valeurs universelles. De nouveaux défis émergeants menacent donc les pays en développement soumis de plus en plus aux risques de marginalisation et d’érosion au niveau de leurs élites scientifiques sans cesse convoitées.

          C'est dans cette optique, (en principe), que la loi de juillet 1991, puis la loi d'Orientation de 2002, seraient édictées pour suivre le cours des « nouveautés » et « réussir » là où avait échoué la politique éducative à la fin de la phase fondatrice de l'État national. Ces textes devaient prendre les mesures correctives en matière de politique éducative et faire face au rythme des évolutions locales et mondiales, en constituant le meilleur indicateur de tout optimisme. Mais l’aspect politique (mondial) de « massification » de l’enseignement, par l’abolition des barrages sélectifs de l’évaluation, et la suppression des cursus en rapport avec la dextérité manuelle et le savoir faire technique, préparant des masses de consommateurs de produits jetables ou à usage unique, semble prévaloir. Il est de même des slogans d’« un ordinateur par foyer » et de la généralisation du « cartable numérique » dans un contexte de résultats scolaires « médiocres » aux évaluations internationales TIMSS[5] et PISA[6]

 

Fin de la 2ème partie, pour revenir à la 1er partie , cliquer ICI

 

Mokhtar Ayachi,

In Etudes d'histoire culturelle: Histoire de l'éducation et

mouvements de jeunes en Tunisie, pp. 277-282.

Traduit par Mongi Akrout & Mokhtar Ayachi

 

Pour accéder à la version Arabe, cliquer ici



[1]  Ayachi Mokhtar, conférence donnée à l'occasion de la célébration du cinquantenaire du système éducatif national (1958/2008), Centre National d’Innovation Pédagogique et de Recherches en Education (CNIPRE), Tunisie, Novembre 2008.

[2] Ministère de l'Éducation nationale, rapport sur le système éducatif en Tunisie, 1974- 1976 Préparé pour la conférence internationale sur l'éducation lors. 36ème  session.  Genève, septembre 1977 . Centre pédagogique national de Tunisie .1977. 40 pages

[3]  Hamzaoui Saleh , "l'arabisation, problème idéologique" Revue tunisienne des sciences sociales, 13èùe année, n°44, Tunis. 1976

[4] Voir à ce sujet la série de rapports annuels sur l'état de l'éducation adressés par le ministère de l'Éducation au Bureau international de l'éducation, affilié à l'Unesco à Genève

[5] Evaluation des Compétences des élèves en Mathématiques et en Sciences (Trends in Mathematics and Science Study).

[6] Programme International pour le Suivi des Acquis des Elèves

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