dimanche 3 mars 2024

Mohamed Mzali juge la décennie de Mahmoud Messadi

 



Le blog pédagogique présente cette semaine un extrait des mémoires[1] de Mohamed Mzali dans lequel il évoque ses passages au ministère de l'éducation, dans cet extrait, tiré du chapitre IV intitulé : Allers retours au Ministère de l'éducation nationale. La fausse querelle de l'arabisation" Mzali fait un bilan de la décennie de Messadi.


Mzali , qui était chef de cabinet  de Lamine Chebbi, le prédécesseur de Mahmoud Messadi, montre son désaccord avec les choix  et la politique de Messadi et  parle  du  " désastre de la décennie Messadi"! "de la  défaite de la qualité dans notre système éducatif"  – " d'une  démocratisation de l'enseignement qui fut, à mes yeux, une entreprise plutôt  démagogique où la quantité fut poursuivie au détriment de la qualité".

Voilà, une vision plutôt singulière et négative, qui prend le contre pied d'une vision  valorisante de l'ère Messadi  comme celle de l'historien de l'école tunisienne  Mokhtar Ayachi (voir le billet de la semaine passée) qui écrit ceci " la période de Mahmoud Messadi est souvent considérée comme la période fondatrice du système éducatif tunisien, qui a jeté ainsi les bases des choix culturels et éducatifs nationaux. Elle a aussi  marqué  nos orientations jusqu'à nos jours  quant  à la démocratisation de l'éducation, et sa diffusion horizontale et verticale  à travers tout le pays".

 

Pour trois fois[2], j'ai assuré la fonction de Ministre de l'éducation nationale durant de courtes périodes: cinq mois, dix sept mois et un peu moins de quatre années.

En fait, j'étais familiarisé avec les problèmes de ce département, non seulement par ma pratique de professeur, mais également après ma nomination au lendemain de l'indépendance, comme chef de cabinet de Lamine Chabbi alors Ministre de l'éducation nationale.[3]

Celui-ci avait formé, en 1957, une commission pour la réforme de l'enseignement qu'il fallait généraliser, renationaliser et moderniser. Au sein du cette commission, deux visions s'affrontaient : celle défendue par le ministre Lamine Chabbi, Abed Mzali, secrétaire général du Ministère , Mohamed Bakir, chef de service de l'enseignement primaire et par moi-même , qui souhaitaient maintenir et poursuivre la réforme que Lucien Paye , directeur de l'enseignement public du temps du protectorat, avait introduite sous la pression du Néo-destour et de l'UGTT, en arabisant l'enseignement de la première à la quatrième année, y compris le calcul , et celle que défendait Mahmoud Messadi, alors chef de service de l'enseignement secondaire et quelques ministres, qui proposait de revenir sur les acquis légués pourtant par les autorités françaises et d'opter pour un bilinguisme inégal, la langue arabe n'étant enseignée que comme langue véhiculant uniquement l'enseignement religieux, la syntaxe et la morphologie ainsi que l'explication de textes…moyens orientaux. Le reste des matières, le calcul, les leçons de choses, l'histoire, la géographie… étant enseignées en français.

L'arbitrage du président de la république[4] fut en faveur de cette dernière option, Messadi fut en conséquence, nommé Ministre de l'éducation nationale, le 8 mai 1958, …

J'ai pris la décision qui s'imposait: reprendre mon cartable et rejoindre le collège Alaoui dès la mi-mai, ainsi que l'Université Ezzitouna.

Je n'étais pas d'accord avec l'option choisie parce que je pensais qu'aucune élaboration en matière pédagogique ne pouvait être réussie sans la médiation des maîtres et professeurs. J'ai mis toute mon ardeur à convaincre mon ministre que c'était une priorité absolue. Bien sûr à mes yeux, pour réussir à mettre en place un système scolaire harmonieux et productif, il fallait aller à pas décidés mais mesurés, en montant progressivement en puissance, et en scolarisant de manière réfléchie et maîtrisée, au fur et à mesure que les moyens- notamment en nombre d'enseignants correctement formés, principalement dans les écoles normales, se multipliaient.

 

Au lieu de cette politique équilibrée, Messadi se lança dans une frénétique politique de "scolarisation" à outrance. L'effet d'annonce tint lieu de méthode. Le plan décennal de scolarisation, élaboré en fait par le spécialiste français, M. Debiesse[5], et d'autres inspecteurs français, prévoyait l'inscription annuelle de 50.000 à 60.000 nouveaux élèves dans les classes primaires, il fallait donc ouvrir, chaque année, mille classes environ.

Cela amena Messadi à imposer un local pour deux classes d'élèves[6], à diminuer les horaires d'enseignement pour les premières et les deuxièmes années( quinze heures au lieu de trente) et à se contenter de 25 heures au lieu de trente dans les troisième, quatrième, cinquième et sixième années, à supprimer ainsi plus d'une année du cycle primaire (cinq années au lieu de six!)

Mais le plus grave, ce fut l'obligation dans laquelle se trouve l'administration de recruter des milliers de jeunes  du niveau de la troisième ou  de la quatrième année secondaire, de leur "arranger" un stage ultra rapide de trois semaines et de les jeter dans l'arène ! [7]

Cinq années après l'entrée en vigueur de cette dangereuse réforme, un flot impressionnant d'élèves, en  majorité peu formés, surtout en zone rurale où le soutien pédagogique familial faisait quasiment défaut, frappèrent aux portes de l'enseignement secondaires.

Dans une édition du journal officiel de la république tunisienne du début des années soixante, dont j'ai oublié la date, mais que les chercheurs pourraient facilement retrouver, a été publié un arrêté signé Messadi autorisait les jurys à admettre les candidats à l'entrée en sixième à partir de 8 sur 20 de moyenne!... il en est de même d'ailleurs du baccalauréat où, en vertu d'un arrêté ministériel, la moyenne exigée était limitée à 8 sur vingt sans oublier le rachat, ou le rattrapage!...

 

Commentaire

Nous n'avons pas  de traces de ces arrêtés dont parle Mzali, le seul arrêté qu'on a pu trouver est l'arrêté du S.E.E.N en date du 31 mai 1963 relatif à l'organisation du certificat de fin d'études primaires qui stipule que cet examen est commun au certificat et au concours d'entrée en 1er année de l'enseignement secondaire et de l'enseignement moyen mais le texte ne précise pas les conditions d'admission au concours , peut être que ce manque fut pallié par une circulaire ou une note de service, ce qui est sûr c'est que les jurys du concours acceptaient des candidats dont les moyennes  étaient inférieur à 10. Quant au baccalauréat, l'arrêté du 1 avril 1963 autorisait de déclarer admis – après délibérations-  les candidats dont la moyenne était au moins égale à 8 sur 20. (art 15).

 

A la hâte, on créa une école normale des professeurs adjoints. Le recrutement se faisait à partir de la classe de cinquième année secondaire (plus loin Mzali parla de la 3ème année secondaire la fin de ce papier). Le diplôme du baccalauréat n'était pas requis. Après 3 années de formation accélérée, les élèves recrutés devenaient des professeurs adjoints et ne tardaient pas, avec la pression syndicale, à devenir des professeurs tout court!

 

 

Commentaire

Mzali avance ici  des données inexactes quand il dit que les élèves de cette école se recrutaient parmi les élèves de 5ème année secondaire et que le baccalauréat n'était pas exigé pour entrer à l'ENPA. En revenant à l'arrêté d'organisation de cette institution du 26 mai 1962 , nous remarquons que l'accès à l'école de professeurs adjoints ( ENPA) se faisait par voie de concours , et pour y participer , il fallait être titulaire du baccalauréat ou d'un diplôme équivalent pour la section générale , ou le baccalauréat math-technique ou le brevet industriel pour la section industrielle, ou le baccalauréat ou le brevet commercial (2ème partie) pour la section commerciale.

La deuxième inexactitude concernait la durée des études  qui était de deux ans et non 3 années.

 

Le corps professoral connut une vertigineuse baisse de niveau, comme fut le cas du corps des instituteurs, du fait d'un recrutement massif et peu regardant et d'une formation rapide et souvent bâclée. Je connaissais le problème dans ses détails du fait que j'étais en relation avec un grand nombre de collègues pédagogues dont certains directeurs d'écoles normales qui continuaient à fonctionner dans des cadres normaux mais où Messadi était allé jusqu'à créer, au début des années soixante, une section de moniteurs dont la formation n'excédait pas deux années! On était loin du baccalauréat et de l'année de stage pédagogique!...

Commentaire:

Contrairement à ce que dit Mzali Les moniteurs suivaient une formation de 3 années (deux années de formation académique générale ) suivie d'une 3ème année de formation pratique ( année de stage pédagogique)

 

 

 

Plus tard, les élèves du secondaire, cumulant les handicaps se présentèrent aux portes de l'université. Il  y eut évidemment un taux faramineux d'échecs.

En un mot, cette " démocratisation" de l'enseignement fut, à mes yeux, une entreprise plutôt  démagogique où la quantité fut poursuivie au détriment de la qualité. Outre l'affaissement du niveau scolaire et universitaire que chacun a pu constater, cette "réforme" produisit un grand nombre d'échec scolaires. L’expérience du "bilinguisme intégral" fit perdre la maîtrise des deux langues, arabe et française, au profit d'un sabir[8] qui meurtrissait l'une et l'autre langue!

.

Certains, de bonne ou de mauvaise foi, continuent  à affirmer que le niveau du français a baissé parce que Mzali a "arabisé"! C'est vite dit!  C'est le niveau général de l'enseignement qui a baissé et non pas seulement du français. Messadi est resté six années ministre de l'éducation et a pu mener sa réforme de bout en bout. Le niveau a baissé, en réalité, parce que celui des enseignants l'a été tragiquement. Si à Tunis, Sousse, Sfax et les autres grandes villes, les bons éducateurs ont pu assurer un certain niveau malgré la suppression de fait d'une année dans le cursus du primaire et d'une année dans l'enseignement secondaire (six ans au lieu de sept), il n'en a pas été de même dans la plupart des zones rurales.(P 189).

Pour expliquer davantage cette défaite de la qualité dans notre système éducatif et fixer les responsabilités, je précise qu'un élève qui arrive en terminale en 1972 avait été scolarisé en …1960. Dans au moins un cas sur trois, son "enseignant" avait été un moniteur formé en trois semaines à partir du niveau de troisième année secondaire!

 

 

Le nombre de moniteurs a augmenté d'une façon particulière entre 1961 et 1976

1975/76

1974/75

1969/70

1962/63

 Année scolaire

%*

Nb

%*

Nb

%*

Nb

%*

Nb

catégorie

8.3%

4211

19.2%

4211

17.3%

3252

18.2%

1577

Moniteur 1°ordre

7.4%

4264

19.5%

4264

35.2%

6613

16%

1331

Moniteur 2°ordre

15.7%

8475

38.7%

8475

.

52.5%

9865

34.2%

2968

Moniteur TOTAL

23181

21917

18808

8687

Total  enseignants

%*   Pourcentage par rapport au total enseignant du primaire

Le tableau est confectionné par le blog

 

Mohamed Mzali, ancien premier ministre

Extrait de son livre " Un premier ministre de Bourguiba témoignage"

 -Sud Edition – Tunis. avril 2010.

 

Pour accéder à la version arabe, cliquer ICI

 



[1] Mohamed Mzali: Un premier ministre de Bourguiba témoignage -Sud Edition – Tunis. avril 2010

[2] Du 29 décembre 1969 au 12 juin 1971

Du début novembre 1971 au 18 mars 1973

Du 1er juin 1976  à début mars 1980

[3]  J'ai évoqué de manière exhaustive cet itinéraire au service de l'éducation nationale dans mon ouvrage : la parole de l'action .op.cité.,pp 169 à 193.

[4]  Abed Mzali rendit compte des péripéties de cet arbitrage dans ses mémoires (manuscrites à ce jour)

[5]  Jean Debiesse : projet de réforme de l'enseignement en Tunisie. 1958 (4 fascicules).

[6]  Une classe A, de 8 à 10h et une autre B, DE 10 0 12h, la classe A, a de nouveau cours de 13 à 15 h et la classe B, de 15 à 17h!            

[7]  Des communiqués annonçant le recrutement de jeunes de ces niveaux  là étaient régulièrement publiés dans les journaux paraissant tout au long des années soixante. Les chercheurs pourraient s'y référer.

[8] Sabir désigne une langue née du contact entre des locuteurs parlant des langues maternelles différentes placés devant la nécessité de communiquer.- https://fr.wikipedia.org/wiki/Sabir

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