Le blog pédagogique présente cette semaine un extrait des mémoires[1] de Mohamed Mzali dans lequel il évoque ses passages au ministère de l'éducation, dans cet extrait, tiré du chapitre IV intitulé : Allers retours au Ministère de l'éducation nationale. La fausse querelle de l'arabisation" Mzali fait un bilan de la décennie de Messadi. Mzali , qui était chef de cabinet
de Lamine Chebbi, le prédécesseur de Mahmoud Messadi, montre son
désaccord avec les choix et la
politique de Messadi et parle du "
désastre de la décennie Messadi"! "de la défaite de la qualité dans notre système
éducatif" – " d'une démocratisation de l'enseignement qui fut,
à mes yeux, une entreprise plutôt
démagogique où la quantité fut poursuivie au détriment de la qualité". Voilà, une vision plutôt singulière et négative, qui prend le contre
pied d'une vision valorisante de l'ère
Messadi comme celle de l'historien de
l'école tunisienne Mokhtar Ayachi
(voir le billet de la semaine passée) qui écrit ceci " la période de Mahmoud Messadi est souvent considérée comme la période
fondatrice du système éducatif tunisien, qui a jeté ainsi les bases des
choix culturels et éducatifs nationaux. Elle a aussi marqué
nos orientations jusqu'à nos jours
quant à la démocratisation de
l'éducation, et sa diffusion horizontale et verticale à travers tout le pays". |
Pour trois fois[2],
j'ai assuré la fonction de Ministre de l'éducation nationale durant de courtes
périodes: cinq mois, dix sept mois et un peu moins de quatre années.
En fait, j'étais familiarisé avec les problèmes de ce
département, non seulement par ma pratique de professeur, mais également après
ma nomination au lendemain de l'indépendance, comme chef de cabinet de Lamine
Chabbi alors Ministre de l'éducation nationale.[3]
Celui-ci avait formé, en 1957, une commission pour la
réforme de l'enseignement qu'il fallait généraliser, renationaliser et
moderniser. Au sein du cette commission, deux visions s'affrontaient : celle
défendue par le ministre Lamine Chabbi, Abed Mzali, secrétaire général du
Ministère , Mohamed Bakir, chef de service de l'enseignement primaire et par
moi-même , qui souhaitaient maintenir et poursuivre la réforme que Lucien Paye
, directeur de l'enseignement public du temps du protectorat, avait introduite
sous la pression du Néo-destour et de l'UGTT, en arabisant l'enseignement de la
première à la quatrième année, y compris le calcul , et celle que défendait
Mahmoud Messadi, alors chef de service de l'enseignement secondaire et quelques
ministres, qui proposait de revenir sur les acquis légués pourtant par les
autorités françaises et d'opter pour un bilinguisme inégal, la langue arabe
n'étant enseignée que comme langue véhiculant uniquement l'enseignement
religieux, la syntaxe et la morphologie ainsi que l'explication de
textes…moyens orientaux. Le reste des matières, le calcul, les leçons de
choses, l'histoire, la géographie… étant enseignées en français.
L'arbitrage du président de la république[4]
fut en faveur de cette dernière option, Messadi fut en conséquence, nommé
Ministre de l'éducation nationale, le 8 mai 1958, …
J'ai pris la décision qui s'imposait: reprendre mon
cartable et rejoindre le collège Alaoui dès la mi-mai, ainsi que l'Université
Ezzitouna.
Je n'étais pas d'accord avec l'option choisie parce
que je pensais qu'aucune élaboration en matière pédagogique ne pouvait être
réussie sans la médiation des maîtres et professeurs. J'ai mis toute mon ardeur
à convaincre mon ministre que c'était une priorité absolue. Bien sûr à mes yeux,
pour réussir à mettre en place un système scolaire harmonieux et productif, il
fallait aller à pas décidés mais mesurés, en montant progressivement en
puissance, et en scolarisant de manière réfléchie et maîtrisée, au fur et à
mesure que les moyens- notamment en nombre d'enseignants correctement formés,
principalement dans les écoles normales, se multipliaient.
Au lieu de cette politique équilibrée, Messadi se
lança dans une frénétique politique de "scolarisation" à outrance.
L'effet d'annonce tint lieu de méthode. Le plan décennal de scolarisation,
élaboré en fait par le spécialiste français, M. Debiesse[5], et d'autres inspecteurs français, prévoyait
l'inscription annuelle de 50.000 à 60.000 nouveaux élèves dans les classes
primaires, il fallait donc ouvrir, chaque année, mille classes environ.
Cela amena Messadi à imposer un local pour deux
classes d'élèves[6],
à diminuer les horaires d'enseignement pour les premières et les deuxièmes
années( quinze heures au lieu de trente) et à se contenter de 25 heures au lieu
de trente dans les troisième, quatrième, cinquième et sixième années, à
supprimer ainsi plus d'une année du cycle primaire (cinq années au lieu de
six!)
Mais le plus grave, ce fut l'obligation dans laquelle
se trouve l'administration de recruter des milliers de jeunes du niveau de la troisième ou de la quatrième année secondaire, de leur
"arranger" un stage ultra rapide de trois semaines et de les jeter
dans l'arène ! [7]
Cinq années après l'entrée en vigueur de cette
dangereuse réforme, un flot impressionnant d'élèves, en majorité peu formés, surtout en zone rurale
où le soutien pédagogique familial faisait quasiment défaut, frappèrent aux
portes de l'enseignement secondaires.
Dans une édition du journal officiel de la république
tunisienne du début des années soixante, dont j'ai oublié la date, mais que les
chercheurs pourraient facilement retrouver, a été publié un arrêté signé
Messadi autorisait les jurys à admettre les candidats à l'entrée en sixième à partir
de 8 sur 20 de moyenne!... il en est de même d'ailleurs du baccalauréat où, en
vertu d'un arrêté ministériel, la moyenne exigée était limitée à 8 sur vingt
sans oublier le rachat, ou le rattrapage!...
Commentaire Nous n'avons pas de traces de ces arrêtés dont parle Mzali,
le seul arrêté qu'on a pu trouver est l'arrêté du S.E.E.N en date du 31 mai
1963 relatif à l'organisation du certificat de fin d'études primaires qui
stipule que cet examen est commun au certificat et au concours d'entrée en 1er
année de l'enseignement secondaire et de l'enseignement moyen mais le texte
ne précise pas les conditions d'admission au concours , peut être que ce
manque fut pallié par une circulaire ou une note de service, ce qui est sûr
c'est que les jurys du concours acceptaient des candidats dont les
moyennes étaient inférieur à 10. Quant
au baccalauréat, l'arrêté du 1 avril 1963 autorisait de déclarer admis –
après délibérations- les candidats
dont la moyenne était au moins égale à 8 sur 20. (art 15). |
A la hâte, on créa une école normale des professeurs
adjoints. Le recrutement se faisait à partir de la classe de cinquième année
secondaire (plus loin Mzali parla de la 3ème année
secondaire la fin de ce papier). Le diplôme du baccalauréat n'était pas
requis. Après 3 années de formation accélérée, les élèves recrutés devenaient
des professeurs adjoints et ne tardaient pas, avec la pression syndicale, à
devenir des professeurs tout court!
Commentaire Mzali avance
ici des données inexactes
quand il dit que les élèves de cette école se recrutaient parmi les élèves de
5ème année secondaire et que le baccalauréat n'était pas exigé
pour entrer à l'ENPA. En revenant à l'arrêté d'organisation de cette
institution du 26 mai 1962 , nous remarquons que l'accès à l'école de
professeurs adjoints ( ENPA) se faisait par voie de concours , et pour y
participer , il fallait être titulaire du baccalauréat ou d'un diplôme
équivalent pour la section générale , ou le baccalauréat math-technique ou le
brevet industriel pour la section industrielle, ou le baccalauréat ou le
brevet commercial (2ème partie) pour la section commerciale. La
deuxième inexactitude concernait la durée des études qui était de deux ans et non 3 années. |
Le corps professoral connut une vertigineuse baisse de
niveau, comme fut le cas du corps des instituteurs, du fait d'un recrutement
massif et peu regardant et d'une formation rapide et souvent bâclée. Je
connaissais le problème dans ses détails du fait que j'étais en relation avec
un grand nombre de collègues pédagogues dont certains directeurs d'écoles
normales qui continuaient à fonctionner dans des cadres normaux mais où Messadi
était allé jusqu'à créer, au début des années soixante, une section de moniteurs
dont la formation n'excédait pas deux années! On était loin du baccalauréat et
de l'année de stage pédagogique!...
Commentaire: Contrairement à ce que dit Mzali Les
moniteurs suivaient une formation de 3 années (deux années de formation
académique générale ) suivie d'une 3ème année de formation
pratique ( année de stage pédagogique) |
Plus tard, les élèves du secondaire, cumulant les
handicaps se présentèrent aux portes de l'université. Il y eut évidemment un taux faramineux d'échecs.
En un mot, cette " démocratisation" de
l'enseignement fut, à mes yeux, une entreprise plutôt démagogique où la quantité fut poursuivie au
détriment de la qualité. Outre l'affaissement du niveau scolaire et universitaire
que chacun a pu constater, cette "réforme" produisit un grand nombre
d'échec scolaires. L’expérience du "bilinguisme intégral" fit perdre
la maîtrise des deux langues, arabe et française, au profit d'un sabir[8]
qui meurtrissait l'une et l'autre langue!
.
Certains, de bonne ou de mauvaise foi, continuent à affirmer que le niveau du français a baissé
parce que Mzali a "arabisé"! C'est vite dit! C'est le niveau général de l'enseignement qui
a baissé et non pas seulement du français. Messadi est resté six années
ministre de l'éducation et a pu mener sa réforme de bout en bout. Le niveau a
baissé, en réalité, parce que celui des enseignants l'a été tragiquement. Si à
Tunis, Sousse, Sfax et les autres grandes villes, les bons éducateurs ont pu
assurer un certain niveau malgré la suppression de fait d'une année dans le
cursus du primaire et d'une année dans l'enseignement secondaire (six ans au
lieu de sept), il n'en a pas été de même dans la plupart des zones rurales.(P
189).
Pour expliquer davantage cette défaite de la qualité
dans notre système éducatif et fixer les responsabilités, je précise qu'un
élève qui arrive en terminale en 1972 avait été scolarisé en …1960. Dans au
moins un cas sur trois, son "enseignant" avait été un moniteur formé
en trois semaines à partir du niveau de troisième année secondaire!
Le nombre de
moniteurs a augmenté d'une façon particulière entre 1961 et 1976
|
%* Pourcentage par rapport au total enseignant
du primaire
Le tableau est confectionné par le blog
Mohamed Mzali, ancien premier ministre
Extrait de son livre " Un premier ministre de Bourguiba témoignage"
-Sud Edition – Tunis. avril
2010.
Pour accéder à la version arabe, cliquer ICI
[1] Mohamed
Mzali: Un premier ministre de Bourguiba témoignage -Sud Edition – Tunis. avril
2010
[2] Du 29 décembre 1969 au 12 juin 1971
Du début novembre 1971 au 18 mars 1973
Du 1er juin 1976 à début mars 1980
[3] J'ai évoqué de manière exhaustive cet itinéraire au service de l'éducation nationale dans mon ouvrage : la parole de l'action .op.cité.,pp 169 à 193.
[4] Abed Mzali rendit compte des péripéties de cet arbitrage dans ses mémoires (manuscrites à ce jour)
[5] Jean Debiesse : projet de réforme de l'enseignement en Tunisie. 1958 (4 fascicules).
[6]
Une classe A, de 8 à 10h
et une autre B, DE 10 0 12h, la classe A, a de nouveau cours de 13 à 15 h et la
classe B, de 15 à 17h!
[7] Des communiqués annonçant le recrutement de jeunes de ces niveaux là étaient régulièrement publiés dans les journaux paraissant tout au long des années soixante. Les chercheurs pourraient s'y référer.
[8]
Sabir désigne une langue née du
contact entre des locuteurs parlant des langues maternelles différentes placés
devant la nécessité de communiquer.- https://fr.wikipedia.org/wiki/Sabir
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