dimanche 8 décembre 2024

En marge du symposium "Quelle école ? Pour quelle société ? Une identité scolaire floue et sans projet"

 


 


Mossadak Cherif


Le blog pédagogique propose cette semaine un article du professeur
Mossadak Cherif publié dans les pages du journal As-Sabah du dimanche 3 novembre 2024, dans lequel il relate le contenu du symposium organisé par l'« Association des femmes citoyennes » le samedi 26 octobre au Complexe culturel Mohamed Al-Jamoussi à Sfax, sous le titre « Quelle école ? pour quelle société ? »


 Les débats étaient modérés par la professeure Thouraya Ben Abdallah et animé par des spécialistes de l'éducation : les professeurs Ibrahim Ben Saleh, inspecteur général de l'éducation, Adel Haddad, inspecteur général expert de l'éducation et Omran Boukhari ancien directeur général des programmes et de la formation continue au ministère de l’éducation.

 Le symposium a été suivi par un grand nombre d'éducatrices et d'éducateurs appartenant aux différents niveaux d'enseignement, de la maternelle à l'enseignement primaire, en passant par l'enseignement secondaire et supérieur qui l’ont suivi avec beaucoup d'intérêt et de concentration tout au long des interventions des professeurs et pendant la discussion et l'échange de points de vue.

Vu l'importance du débat, le blog a voulu reproduire l'article de M. Mossadak Cherif avec quelques modifications tout en le remerciant  de nous avoir autorisé à publier son article.

 

Les interventions des trois inspecteurs généraux : une analyse critique du système éducatif

M. Brahim Ben Salah a ouvert le débat en rappelant que toute politique éducative repose sur un projet scolaire intrinsèquement lié à un projet sociétal. Il a cité les exemples marquants des réformes menées par MM. Mahmoud Messaadi en 1958, Mohamed Charfi en 1991, et Moncer Rouissi en 2002. M. Ben Salah a souligné l'instabilité ministérielle  dans le département de l'Éducation, avec 37 ministres en 65 ans, dont 12 après 2011. Cette rotation rapide n’a pas permis d’élaborer un projet éducatif cohérent, reflet d'une société en transition et d'un paysage politique fragmenté. C’est là l’une des raisons principales de la crise actuelle de l’école.

Il a également évoqué les défis sociaux post-2011 : violences politiques, terrorisme, et pandémie de COVID-19, qui ont laissé des séquelles sur le rendement des établissements scolaires.

M. Ben Salah a évoqué le succès du projet éducatif de M. Mahmoud Messaadi, qui a été conçu et mis en application pour répondre aux besoins de la société à l’aube de l’indépendance, ( en formant une élite apte à diriger le pays et des cadres moyens compétents pour assurer les services essentiels.et en diversifiant les parcours scolaires pour correspondre aux capacités et aspirations de chaque élève) en comparaison avec les échecs relatifs des réformes de MM. Charfi et Rouissi, axées sur des objectifs uniques qui n’ont pas pris en compte la diversité des élèves.

M.Charfi a axé son projet éducatif sur un objectif unique, celui de  garantir un minimum de formation à tous jusqu'à l'âge de 16 ans, et réserver l'enseignement secondaire et supérieur à l'élite. Il partait du principe que les nations se construisent grâce à leurs élites. Cependant, cette approche a conduit des dizaines de milliers d’élèves dans la rue, exposés au chômage et aux fléaux sociaux.

 M. Moncer Rouissi  a essayé de corriger les failles de la réforme Charfi, mais cette correction a amené une autre faille majeure : le surplus d’élèves a été réintégré dans le système éducatif, entraînant une surpopulation scolaire, la surcharge des classes et une baisse significative du rendement de l'école. Cette situation persiste encore aujourd'hui.

Ben Salah a conclu en affirmant que toute réforme éducative doit valoriser le statut des enseignants, tant sur le plan matériel que social, et réduire la taille des classes pour améliorer la qualité de l'enseignement. Et que la clé du succès de toute réforme éducative dépend de l'engagement des enseignants et de l'école dans un projet éducatif ancré dans un modèle sociétal stratégique.

 

M. Adel Haddad a ensuite développé une réflexion en cinq points :

1.   Absence de vision prospective : Il a relevé l'incohérence entre la volonté de voir l'école refléter l’avenir de la société et l'absence d'une vision claire de ce que sera la Tunisie en 2050… Nous n’avons qu’une image vague de notre pays tel que nous le souhaitons dans les trente prochaines années. Nos capacités de prospective sont encore inexistantes ou limitées au mieux Il a posé les  questions suivantes : Qui est responsable de cette prospective ? Quelle est la place des forces sociales et des élites dans ce processus ?

2.   Approche historique : Il a proposé d'analyser l’histoire de l’école tunisienne en distinguant les logiques de "besoins de l'État" et celles des "droits des citoyens", ce qui soulève des problématiques d'équité que les décideurs politiques doivent aborder.

3.   L'approche systémique : Il a recommandé d'adopter une "modélisation systémique" pour traiter le système éducatif en tant que structure complexe composée de sous-systèmes interdépendants. Selon lui, la crise actuelle reflète un déséquilibre interne et externe du système.

4.   Distinction entre réforme systémique et mesures isolées : Il a insisté sur la nécessité d'une réforme structurelle cohérente, plutôt que des interventions ponctuelles qui, bien qu’utiles, ne résolvent pas les problèmes de fond.  Par conséquent, il ne faut pas confondre les mesures de suivi et de développement avec la réforme et induire en erreur la société en lui faisant croire que nous réformons le système

5.   Importance des niveaux d'intervention : Enfin, il a mis en garde contre le risque d’aggraver la crise en négligeant l'interaction entre les réformes macro et micro.

Omran Boukhari a ensuite souligné que la dégradation de la qualité de l'école tunisienne résulte à la fois de facteurs internes et externes. Il a souligné la responsabilité de la société civile pour accompagner le processus de réforme, puis  il a rebondi sur les propos de M. Brahim, évoquant plusieurs faits montrant que l'école tunisienne est "malade" et que nos diagnostics sont convergents. Il a également soulevé des interrogations sur les possibilités et les mécanismes de guérison ainsi que sur le rôle des acteurs impliqués (les "médecins") et leur identité. M. Omrane n’a pas caché ses sentiments de méfiance, proches du désespoir, quant aux perspectives de réformer l'école, compte tenu des faiblesses des approches actuelles.[1]



[1] Paragraphe pris dans le post de M. Adel Haaded

Témoignages en marge du colloque

M. Lazhar Tounsi, ancien délégué régional de l’éducation, a déclaré que la crise de l’école tunisienne persiste malgré les nombreuses tentatives de réforme, principalement en raison d’un manque de ressources financières et d’un manque de consensus sur le modèle sociétal à promouvoir.

M. Abdelaziz Jerbi, inspecteur général de l’éducation, et ancien directeur de l’éducation a ajouté ce ci : "À mon avis, inspecteur général, la crise de l’éducation reflète celle de la société dans son ensemble et qu’Il est impossible de mettre en place une stratégie claire dans le domaine de l'éducation sans une vision sociétale et prospective définissant le rôle de chaque domaine de la vie sociale, qu'il soit économique, éducatif ou culturel."

 

M. Jamel Ben Attouch, chercheur en éducation, a conclu que l'absence d'un projet éducatif clair a érodé l'image de l'école dans la société, suscitant méfiance et désillusion.

Commentaire de l’auteur de l’article

Au cours du débat qui a suivi les interventions des trois inspecteurs généraux, la majorité des participants ont reconnu que l'éducation en Tunisie est devenue trop coûteuse, tandis que les budgets alloués au ministère de l'Éducation connaissent une baisse continue. Cette situation est aggravée par l'absence d'une vision claire des caractéristiques de la société tunisienne à l'horizon 2050, ce qui accentue les inégalités et freine les réformes stratégiques nécessaires à l'évolution du système éducatif.

Si les interventions et les échanges lors du débat ont majoritairement pris un ton diagnostique et évaluatif, ils ont été marqués par un pessimisme prononcé et un sentiment d'impuissance face à la gravité croissante des dysfonctionnements. Ces derniers touchent particulièrement le rôle de l'enseignant, désormais réduit à celui de simple "auxiliaire d'éducation", une évolution significative par rapport aux fonctions traditionnelles qui lui étaient confiées. Ce changement suscite des interrogations troublantes sur la qualité de la formation des enseignants. Toutefois, quelques propositions ont apporté une lueur d'espoir, notamment celle de revaloriser le statut de l'enseignant tant sur le plan des compétences que sur le plan matériel. Une autre suggestion clé appelle les acteurs des réformes éducatives à résister à l'influence excessive des politiques et à adopter une approche réfléchie, symbolisée par les slogans : « Prenez votre temps » et «Clarifiez votre relation avec les parties concernées ».

Les témoignages d'anciens hauts responsables du ministère de l'Éducation ont confirmé l'ampleur de la crise. Malgré des réformes successives, l'école tunisienne se heurte à une rupture croissante avec la société, amplifiée par les disparités au sein du système éducatif : vitesses multiples, inégalités régionales, et fractures sociales profondes. Ces dysfonctionnements conduisent chaque année à l'abandon scolaire de dizaines de milliers d'élèves, tandis que l'élitisme et l'injustice s'accentuent. De nombreuses écoles souffrent d’un manque criant de ressources, résultat de mesures improvisées et du turn-over fréquent des ministres de l'Éducation.

 

Ces problématiques traduisent une rupture radicale avec l'héritage de l'école néocoloniale et une nécessité impérieuse de soustraire le système éducatif aux influences étrangères. Cela rejoint les exigences de la lutte de libération nationale et des idéaux révolutionnaires du soulèvement du 17 décembre. L’objectif est de repositionner l'école tunisienne dans l'esprit du slogan: « Éducation démocratique, culture nationale, université populaire ».

En résumé, les travaux du symposium ont mis en lumière une crise profonde du système éducatif, affectant toutes les parties prenantes – éducateurs, élèves et parents – qui évoluent dans un climat d'anxiété et d'incertitude face à l'absence de vision stratégique.

Nous estimons que toute réforme sérieuse et efficace du système éducatif demeure illusoire tant que le pays est englué dans des dysfonctionnements généralisés. L'inaction face aux multiples crises sociales, économiques, politiques et culturelles entrave tout effort de redressement, rendant d'autant plus pressante la nécessité d'une réflexion globale et cohérente.

Mossadak Cherif

Traduction Mongi AKROUT, inspecteur général de l’’éducation (avec la complicité de Chatgpt).

Tunis, novembre 2024

POUR ACCEDER A LA VERSION ARABE, CLIQUER  ICI

 

 

 

 

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire