Les
interventions des trois inspecteurs généraux : une analyse critique du système
éducatif
M. Brahim Ben Salah a ouvert le débat en rappelant que
toute politique éducative repose sur un projet scolaire intrinsèquement lié à
un projet sociétal. Il a cité les exemples marquants des réformes menées par
MM. Mahmoud Messaadi en 1958, Mohamed Charfi en 1991, et Moncer Rouissi en 2002.
M. Ben Salah a souligné l'instabilité ministérielle dans le département de l'Éducation, avec 37
ministres en 65 ans, dont 12 après 2011. Cette rotation rapide n’a pas permis
d’élaborer un projet éducatif cohérent, reflet d'une société en transition et d'un
paysage politique fragmenté. C’est là l’une des raisons principales de la crise
actuelle de l’école.
Il
a également évoqué les défis sociaux post-2011 : violences politiques,
terrorisme, et pandémie de COVID-19, qui ont laissé des séquelles sur le rendement
des établissements scolaires.
M. Ben Salah a évoqué le succès du
projet éducatif de M. Mahmoud Messaadi, qui a été conçu et mis en application
pour répondre aux besoins de la société à l’aube de l’indépendance, ( en
formant une élite apte à diriger le pays et des cadres moyens compétents pour
assurer les services essentiels.et en diversifiant les parcours scolaires pour
correspondre aux capacités et aspirations de chaque élève) en comparaison avec
les échecs relatifs des réformes de MM. Charfi et Rouissi, axées sur des
objectifs uniques qui n’ont pas pris en compte la diversité des élèves.
M.Charfi a axé son projet éducatif
sur un objectif unique, celui de garantir un minimum de formation à tous
jusqu'à l'âge de 16 ans, et réserver l'enseignement secondaire et supérieur à
l'élite. Il partait du principe que les nations se construisent grâce à leurs
élites. Cependant, cette approche a conduit des dizaines de milliers d’élèves
dans la rue, exposés au chômage et aux fléaux sociaux.
M. Moncer Rouissi a essayé de corriger les failles de la
réforme Charfi, mais cette correction a amené une autre faille majeure : le
surplus d’élèves a été réintégré dans le système éducatif, entraînant une
surpopulation scolaire, la surcharge des classes et une baisse significative du
rendement de l'école. Cette situation persiste encore aujourd'hui.
Ben Salah a conclu en affirmant que
toute réforme éducative doit valoriser le statut des enseignants, tant sur le
plan matériel que social, et réduire la taille des classes pour améliorer la
qualité de l'enseignement. Et que la clé du succès de toute réforme éducative
dépend de l'engagement des enseignants et de l'école dans un projet éducatif
ancré dans un modèle sociétal stratégique.
M. Adel Haddad a ensuite développé une réflexion en cinq points :
1. Absence
de vision prospective : Il a relevé l'incohérence entre la volonté de voir l'école refléter
l’avenir de la société et l'absence d'une vision claire de ce que sera la
Tunisie en 2050… Nous n’avons qu’une image vague de notre pays tel que nous le
souhaitons dans les trente prochaines années. Nos capacités de prospective sont
encore inexistantes ou limitées au mieux Il a posé les questions suivantes : Qui est responsable de
cette prospective ? Quelle est la place des forces sociales et des élites dans
ce processus ?
2. Approche
historique : Il
a proposé d'analyser l’histoire de l’école tunisienne en distinguant les
logiques de "besoins de l'État" et celles des "droits des
citoyens", ce qui soulève des problématiques d'équité que les décideurs
politiques doivent aborder.
3. L'approche
systémique : Il
a recommandé d'adopter une "modélisation systémique" pour traiter le
système éducatif en tant que structure complexe composée de sous-systèmes
interdépendants. Selon lui, la crise actuelle reflète un déséquilibre interne
et externe du système.
4. Distinction
entre réforme systémique et mesures isolées : Il a insisté sur la nécessité
d'une réforme structurelle cohérente, plutôt que des interventions ponctuelles
qui, bien qu’utiles, ne résolvent pas les problèmes de fond. Par conséquent, il ne faut pas confondre les
mesures de suivi et de développement avec la réforme et induire en erreur la
société en lui faisant croire que nous réformons le système
5. Importance
des niveaux d'intervention : Enfin, il a mis en garde contre le risque d’aggraver la
crise en négligeant l'interaction entre les réformes macro et micro.
Omran Boukhari a ensuite souligné que la dégradation de la qualité de l'école tunisienne résulte à la fois de facteurs internes et externes. Il a souligné la responsabilité de la société civile pour accompagner le processus de réforme, puis il a rebondi sur les propos de M. Brahim, évoquant plusieurs faits montrant que l'école tunisienne est "malade" et que nos diagnostics sont convergents. Il a également soulevé des interrogations sur les possibilités et les mécanismes de guérison ainsi que sur le rôle des acteurs impliqués (les "médecins") et leur identité. M. Omrane n’a pas caché ses sentiments de méfiance, proches du désespoir, quant aux perspectives de réformer l'école, compte tenu des faiblesses des approches actuelles.[1]
Témoignages
en marge du colloque
M. Lazhar Tounsi, ancien délégué régional de
l’éducation, a déclaré que la crise de l’école tunisienne persiste malgré
les nombreuses tentatives de réforme, principalement en raison d’un manque de
ressources financières et d’un manque de consensus sur le modèle sociétal à
promouvoir.
M. Abdelaziz Jerbi, inspecteur
général de l’éducation, et ancien directeur de l’éducation a ajouté ce ci :
"À mon avis, inspecteur général, la crise de l’éducation reflète
celle de la société dans son ensemble et qu’Il est impossible de mettre en
place une stratégie claire dans le domaine de l'éducation sans une vision
sociétale et prospective définissant le rôle de chaque domaine de la vie
sociale, qu'il soit économique, éducatif ou culturel."
M. Jamel Ben Attouch, chercheur en éducation, a conclu
que l'absence d'un projet éducatif clair a érodé l'image de l'école dans la
société, suscitant méfiance et désillusion.
Commentaire de l’auteur de l’article
Au cours du débat qui a suivi les
interventions des trois inspecteurs généraux, la majorité des participants ont
reconnu que l'éducation en Tunisie est devenue trop coûteuse, tandis que les
budgets alloués au ministère de l'Éducation connaissent une baisse continue.
Cette situation est aggravée par l'absence d'une vision claire des
caractéristiques de la société tunisienne à l'horizon 2050, ce qui accentue les
inégalités et freine les réformes stratégiques nécessaires à l'évolution du
système éducatif.
Si les interventions et les échanges
lors du débat ont majoritairement pris un ton diagnostique et évaluatif, ils
ont été marqués par un pessimisme prononcé et un sentiment d'impuissance face à
la gravité croissante des dysfonctionnements. Ces derniers touchent
particulièrement le rôle de l'enseignant, désormais réduit à celui de simple
"auxiliaire d'éducation", une évolution significative par rapport aux
fonctions traditionnelles qui lui étaient confiées. Ce changement suscite des
interrogations troublantes sur la qualité de la formation des enseignants.
Toutefois, quelques propositions ont apporté une lueur d'espoir, notamment
celle de revaloriser le statut de l'enseignant tant sur le plan des compétences
que sur le plan matériel. Une autre suggestion clé appelle les acteurs des
réformes éducatives à résister à l'influence excessive des politiques et à
adopter une approche réfléchie, symbolisée par les slogans : « Prenez votre
temps » et «Clarifiez votre relation avec les parties concernées ».
Les témoignages d'anciens hauts
responsables du ministère de l'Éducation ont confirmé l'ampleur de la crise.
Malgré des réformes successives, l'école tunisienne se heurte à une rupture
croissante avec la société, amplifiée par les disparités au sein du système
éducatif : vitesses multiples, inégalités régionales, et fractures sociales
profondes. Ces dysfonctionnements conduisent chaque année à l'abandon scolaire
de dizaines de milliers d'élèves, tandis que l'élitisme et l'injustice
s'accentuent. De nombreuses écoles souffrent d’un manque criant de ressources,
résultat de mesures improvisées et du turn-over fréquent des ministres de
l'Éducation.
Ces problématiques traduisent une
rupture radicale avec l'héritage de l'école néocoloniale et une nécessité
impérieuse de soustraire le système éducatif aux influences étrangères. Cela
rejoint les exigences de la lutte de libération nationale et des idéaux
révolutionnaires du soulèvement du 17 décembre. L’objectif est de repositionner
l'école tunisienne dans l'esprit du slogan: « Éducation démocratique,
culture nationale, université populaire ».
En résumé, les travaux du symposium
ont mis en lumière une crise profonde du système éducatif, affectant toutes les
parties prenantes – éducateurs, élèves et parents – qui évoluent dans un climat
d'anxiété et d'incertitude face à l'absence de vision stratégique.
Nous estimons que toute réforme
sérieuse et efficace du système éducatif demeure illusoire tant que le pays est
englué dans des dysfonctionnements généralisés. L'inaction face aux multiples
crises sociales, économiques, politiques et culturelles entrave tout effort de
redressement, rendant d'autant plus pressante la nécessité d'une réflexion
globale et cohérente.
Mossadak Cherif
Traduction Mongi AKROUT, inspecteur général de l’’éducation (avec la complicité de Chatgpt).
Tunis, novembre 2024
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