dimanche 12 mars 2023

Brève histoire des Kouttebs : -Partie 3- Débats et controverses autour du koutteb sous le protectorat

 


Hédi Bouhouch

Le blog pédagogique poursuit la publication  des articles dédiés à la plus vieille institution d'enseignement qui remonte au moyen âge, il s'agit du Koutteb qui était l'unique lieu où les jeunes tunisiens musulmans apprenaient le Coran et les rudiments de la langue arabe. Cette vieille institution a bien résisté au temps malgré l'apparition de nouvelles institutions modernes surtout avec le protectorat français.


L'article de cette semaine est consacré aux controverses autour de l'existence même du Kouttab à l'époque  du protectorat, entre les partisans de la poursuite de sa mission en dépit de l'existence des nouvelles écoles et ses détracteurs qui appellent à sa disparition du paysage scolaire.

 

Les positions des différents acteurs vis-à-vis des Kouttebs

Au début du XXème siècle, le pays a connu un débat très animé autour de l'avenir des Kouttebs. Les positions et les avis des différentes acteurs étaient opposés, variant entre ceux qui tenaient à les conserver, les considérant comme le moyen pour sauvegarder la personnalité arabo musulmane de la Tunisie et pour contrecarrer la politique d'assimilation et de naturalisation, et ceux qui appellent à leur disparition et leur remplacement par les écoles modernes  qui sont le meilleur moyen pour permettre à la jeunesse tunisienne de faire face à la concurrence des jeunes européens installés dans le pays.

 

* Une majorité des tunisiens tenait à cette institution car d'après eux, elle permet de conserver leur religion et de protéger leurs enfants de l'invasion chrétienne (surtout que les premières écoles étaient dirigées par des missions chrétiennes qui ne cachaient par leur prosélytisme). Il est vrai qu'il y avait une minorité qui faisait l'exception tel ce Cheikh Al Islam qui confia au directeur de l'instruction publique qu'il tenait à ce que ses enfants apprennent le français[1] ou les personnalités politiques et les familles aisées qui vivaient dans les villes et surtout à Tunis  qui avaient choisi d'envoyer leurs enfants aux écoles françaises et aux écoles franco-arabes. Mais la majorité de la population de l'intérieur du pays, des campagnes et des villes a préféré les Kouttebs, si bien que certaines écoles franco-arabes étaient peu fréquentées par les enfants musulmans. Certaines d'entre elles étaient totalement boycottées comme ce fut le cas de l'école de la ville de Slimane au Cap bon en 1890 parce que les notables de la ville avaient refusé d'envoyer leurs enfants à cette école.

Les statistiques qui remontent à 1907[2] montrent l'importance du réseau des Kouttebs dans le sud tunisien en comparaison avec la situation dans la capitale, Tunis et sa banlieue (voir tableau ci-dessous). L'écart très important relève de plusieurs facteurs en même temps, comme le niveau de conservatisme de la population et de méfiance vis-à-vis des français, l'importance de la présence des colons, la présence ou non des écoles modernes dans la région…

 

 

% par rapport à l'ensemble

Nbr d'élèves

% par rapport à l'ensemble

Nombre de Kouttebs

région

10.82%

2193

7.22%

90

Tunis et banlieue

27.09%

5487

26.18%

326

Tout le sud

18.98%

3845

13.09%

163

Le sahel

 

20254

 

1245

Ensemble du pays

 

 

* Selon l'historien Taher Sraieb,  il semble que  dans les premiers temps les autorités françaises n'avaient pas un projet précis sur ce que devrait être l'école coloniale, notamment concernant la population musulmane. Par contre, il y avait une unanimité autour du maintien du système d'enseignement musulman qui était en place dont la principale composante était les Kouttebs millénaires et la grande Mosquée Azzaitouna, tout en cherchant à les contrôler et en essayant de le réformer comme nous l'avons vu plus haut, puis dans un deuxième temps, les autorités françaises avaient opté pour la mise en place d'un système parallèle et concurrent représenté par les écoles franco-arabes.

 

Le parti des colons appellent au maintien des Kouttebs et à leur multiplication.

 

Depuis la création de la DIP (décret du 6 mai 1883) et la nomination de L. Machuel à sa tête, le parti des colons, connu sous l'appellation du parti des prépondérants, était opposé à la politique scolaire de mixité préconisée et appliquée par le Directeur de l'instruction publique.

Machuel était partisan d’une école laïque qui regroupe les enfants indigènes et les enfants européens sans distinction, où l’on enseignera la langue arabe aux enfants européens et la langue française aux enfants tunisiens afin de faciliter le rapprochement, l’entente et l’association. Il désirait que les enfants tunisiens et les enfants des colons s'assoient sur les mêmes bancs dès leur plus jeune âge, chacun apprenant à comprendre l'autre". Cette opposition s'était manifestée clairement au congrès colonial tenu à Marseille en 1906 auquel ont participé entre autres des représentants tunisiens et des représentants des colons. Les congressistes ont débattu la question de l'enseignement des enfants indigènes et l'avenir des Kouttebs en Tunisie. Le débat était tendu et l'opposition entre les congressistes tunisiens et les représentants des colons, dont le point de vue s'est imposé puisque le congrès avait adopté les vœux suivants :

« Que le gouvernement tunisien, dans le but d'inculquer aux indigènes des notions de morale tirées de leur propre religion et d'étouffer ainsi en eux le germe du fanatisme des ignorants ;

1.    encourage la création de Kouttebs dans tous les centres et tribus qui en sont dépourvus

      2. réforme les Kouttebs existants, en y introduisant l’étude de la langue française, principalement dans les régions agricoles livrées à la colonisation européenne".

 

La question est devenue plus explicite dans les débats du congrès d'Afrique du Nord tenu à Paris du 6 au 10 octobre 1908, au cours desquels Victor de Carnières, le chef de file des colons prépondérants, a appelé clairement pour les Kouttebs en argumentant son point de vue par le fait qu'on ne peut pas séparer les indigènes de leur religion. Donc il faudrait encourager l'enseignement des enfants indigènes dans les Kouttebs " où, avec l'interprétation libérale du Coran, on enseignerait à l'indigène qu'il peut aimer le roumi, où on lui apprendrait les éléments essentiels de la langue française. L'enseignement devrait être donné en arabe : cet enseignement devrait comprendre des notions de sciences et tout particulièrement d'agriculture, parce que la Tunisie est un pays agricole…" Il faudrait quand même ajouter que de Carnières parle plutôt d'école arabe et non de Koutteb comme il l'avait précisé au cours des débats en rappelant ceci : « Je demande donc que l'école primaire soit coranique, mais coranique, entendons-nous : ce n'est pas le Kouttab, même tel que l'a réformé M. Khairallah  même s'il est meilleur que le Koutteb traditionnel. »

Ce point de vue défendu par les colons qui refusaient la scolarisation  des  enfants indigènes dans les écoles françaises à coté de leurs enfants et s'opposaient aux écoles franco-arabes, est devenu dans une certaine mesure en accord avec la position de la nouvelle direction de l'instruction publique qui a changé de politique depuis l'arrivée de Charletty et le départ de Machuel, la nouvelle équipe voulait  réhabiliter les Kouttebs. On assistait alors  à une véritable campagne orchestrée pour montrer les bienfaits de l'enseignement des Kouttebs, à laquelle a contribué le Directeur du Collège Alaoui lui-même qui a fait l'éloge des Kouttebs et des méthodes utilisées pour faire apprendre le Coran qui s'appuient sur la mémoire, affirmant qu'il n'y a pas de mal à apprendre le Coran sans le comprendre[3]. La presse de droite a elle aussi fait campagne dans le même sens, le journal très conservateur -La Tunisie française- affirmait que le Kouttab est parfaitement adapté aux indigènes [4].

 

L'élite tunisienne : accord sur l'inefficacité de l'enseignement des Kouttebs mais désaccord autour des solutions

Face à la position des colons, il y avait au sein des représentants de l'élite tunisienne une unanimité sur l'inefficacité des Kouttebs dans leur état actuel, où l'enseignement se réduit à répéter à longueur de journée les versets du Coran pour les mémoriser sans les comprendre dans la plupart du temps, et où l'enfant n'est jamais exercé à abstraire, à généraliser, à juger, à raisonner. Le journal arabe Al Hadhira (La capitale) publiait en 1888 un article très critique à l'encontre de l'enseignement donné dans les Kouttebs et à la grande Mosquée où il considérait que l'enseignement de la langue arabe y était fait « selon une méthode stérile, inefficace, voire même repoussante. On y voit une personne atteindre l'âge de vingt-cinq ans sans être capable de lire un livre ou d'écrire une lettre cohérente, même à son père, alors qu'il vient de passer environ huit ans à l'école primaire. Cela ne peut s'expliquer que par la carence du corps enseignant. … Les plus intelligents d'entre ces élèves, qui en sortent après avoir passé dix ans à mémoriser le Coran sans en comprendre la signification, étaient incapables de lire un texte d'un livre, à moins que ce ne soit voyellé et écrit à la manière du livre saint"[5].

Cette unanimité au niveau de l'évaluation, nous ne la retrouvons pas quand il s'agit des solutions et de l'avenir des Kouttebs traditionnels. On se trouvait devant trois courants, le premier propose de les annexer aux écoles franco-arabes, le deuxième opte plutôt pour leur disparition, et le troisième est pout leur maintien mais en les réformant profondément.

* Le premier courant : annexer les Kouttebs aux écoles franco-arabes.

 Ce point de vue a été défendu par Mohamed Lasram[6] lors du congrès colonial de Marseille (1906), à l'instar des autres jeunes tunisiens, Lasram réclamait que les jeunes tunisiens puissent apprendre simultanément le français et l'arabe qu’ils soient dans les écoles françaises ou dans les écoles franco-arabes. Quant aux  Kouttebs, Lasram propose de les réorganiser « selon des méthodes rationnelles » et de les annexer aux écoles franco-arabes « pour permettre aux élèves d'acquérir les notions de français et les connaissances générales correspondant au programme du certificat d'études. Dans les campagnes dépourvues d'écoles franco-arabes, dans les tribus éloignées de tout centre, on devra se contenter provisoirement du Kouttab réformé, en ajoutant au programme que j'ai rapporté plus haut quelques notions de calcul, d'histoire et de géographie»[7]. Pour Lasram, il va de soi que les Kouttebs traditionnels vont disparaitre au fur et à mesure que les Kouttebs réformés se multiplient. On peut considérer l'approche de Mohamed Lasram comme une tentative d'unifier le système d'enseignement en intégrant les Kouttebs dans le réseau des écoles publiques. Cette approche provoqua de vives réactions des colons et de la presse coloniale de Tunisie.

* Le deuxième courant : appel à l'extinction des Kouttebs 

Ce courant est défendu par la majorité des jeunes tunisiens qui rejettent catégoriquement les propositions des colons de créer davantage de Kouttebs. Abdeljalil Zaouch avait écrit à ce propos : «Lors de la réunion des membres de l'association des anciens sadikiens, et après la lecture du rapport qu'avait présenté Khairallah devant le congrès de l'Afrique du nord, la question de l'avenir des Kouttebs a fait l'objet d'un débat. La question se résumait ainsi : faut-il maintenir les Kouttebs ou les supprimer ?  Après de vives discussions, la majorité des présents s'était ralliée à la motion présentée par Ali Bach Hamba qui demandait la suppression des Kouttebs (au rythme du décès des Meddebs actuellement en exercice) et leur remplacement par des écoles franco-arabes où la langue arabe sera enseignée d'une manière plus appliquée et meilleure que celle qui est appliquée jusqu'à maintenant dans ces écoles. … Cependant une minorité des membres avait appelé au maintien des Kouttebs, mais en les réformant sur le modèle de l'école créée pat Khairallah. »[8]

De son côté, Ali Bach Hamba avait consacré une série d'articles dans le même journal dans lesquels il critiquait ceux qui défendent " ce vétuste Koutteb aux murs délabrés et critiqué par tout le monde. Nous acceptons qu'il continue à exister pour quelques temps, mais nous voulons sa fin, nous ne demandons pas sa fermeture immédiate par respect pour les droits acquis, nous voulons que chaque fois qu'un Moueddeb décède, ses élèves soient transférés dans la plus proche école franco-arabe, ce sera bénéfique pour les parents et les élèves qui vont profiter d'un enseignement qui, tout en étant gratuit, est meilleur. Ainsi, d'ici vingt ou trente ans, nous allons enfin nous débarrasser de ces foyers dans lesquels se propagent les maladies infectieuses et où nos enfants meurent, et il ne nous restera que les écoles franco-arabes publiques ou privées, où que nos enfants reçoivent un enseignement unique pour tous et conforme à nos besoins et nos aspirations. »[9] Pour une grande partie des Jeunes Tunisiens, c'est le seul enseignement capable de relever le niveau du tunisien et de lui permettre de rivaliser avec l'étranger résidant en Tunisie.

* le troisième courant : Réformer les Kouttebs, une solution provisoire.

C'était le point de vue défendu par Khairallah Ben Mustapha, fervent défenseur de l'école franco-arabe, avec ses amis du mouvement Jeunes Tunisiens. Il était un brillant enseignant qui avait mis au point de nouvelles méthodes pour enseigner la langue arabe et il était parmi ceux qui critiquaient l'enseignement donné dans les Kouttebs, rejetant les positions de ceux qui les défendaient et montrant leurs échecs. Seulement contrairement à Bach Hamba, il n'appelait pas à la disparition des Kouttebs, mais plutôt à leur réforme (c'est à peu près la position de M.Lasram vue plus haut), en attendant la généralisation des écoles franco-arabes.

C'est ce point de vue qu'il a défendu avec acharnement au cours des débats du congrès d'Afrique du Nord  tenu à Paris en 1908, rappelant aux congressistes  que « dans son rapport, il y a deux choses : l'école franco arabe, je la demande avec toute l'énergie dont je suis capable, dans les centres où les indigènes sont en contact avec l'élément européen ; dans les centres où les indigènes ne sont pas en contact avec l'élément européen, je me contente d'une école coranique réformée. Si ma proposition ne déplaît pas au parti des colons, je fais appel à leur patriotisme pour voter ce vœu, sous la condition expresse que l'enfant indigène n'ait pas plus de sept ans[10]

Aucune des trois positions n'a pu se réaliser d'une manière satisfaisante. Il y a bien eu quelques expériences de coupler des kouttebs et des écoles franco arabes. Pour le deuxième point de vue, les Kouttebs traditionnels n'ont jamais disparu et ils ont continué à accueillir entre 16 et 20% des enfants tunisiens scolarisés à la veille de l'indépendance. Enfin les kouttebs réformés ou les écoles coraniques modernes sont devenus une composante importante du système éducatif depuis l'apparition du premier Koutteb réformé en 1906 seulement cela n'a pas empêché les kouttebs traditionnels de se développer.

 

 

Fin de la 3ème partie- A suivre.  Pour revenir à la 1er partie, cliquer ici , et pour la 2ème partie, cliquer ici.

Mongi Akrout & Abdessalam Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation.

Tunis, février 2023.

Pour accéder à la version AR,cliquer ICI



[1] Dans un rapport au président de la République du 2 février 1885, L. Machuel rapportait en ces termes les paroles du cheïkh al-Islam : "Je tiens à ce que mes enfants apprennent la langue française, parce que de notre temps, on n'a pas le droit d'ignorer ce qui se passe dans les pays voisins et principalement en Europe, et votre langue est naturellement celle que nous devons étudier,.. Quant aux musulmans de Tunisie, ils s'habituent à votre présence et ne voient plus d'un mauvais œil les progrès que fait votre influence. Traitez-les avec justice ; respectez leurs croyances et leurs usages ; évitez de les froisser par des mesures arbitraires ou inopportunes ; vous aurez vite achevé de les conquérir moralement-  rapporté par T.Sraieb

[2] Ministère des affaires étrangères. Rapport au président de la République Française  sur la situation en Tunisie , Année 1907.  Société anonyme de l'imprimerie . Tunis 1908. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64771278

[3] " Le point de vue de la direction de l'enseignement rejoignait celui des colons, dont l'idéal était de réhabiliter le kouttab que La Tunisie française affirmait parfaitement adapté aux indigènes. Le directeur du collège Alaoui, que sa compétence et ses conceptions pédagogiques devaient porter à la direction de l'enseignement primaire, fit même l'apologie des écoles coraniques et du recours exclusif à la mémoire, en invoquant les auditeurs des poèmes d'Homère et de Virgile et les élèves des collèges anglais récitant des odes d'Horace sans en saisir le sens" … II n'importe qu'il récite sans comprendre car « la pédagogie arabe répond qu'elle veut surtout cultiver et meubler la mémoire pour l'avenir et, encore une fois, c'est une méthode qui a pour elle l'autorité des âges. » Le profit viendra plus tard, quand l'esprit des adultes s'ouvrira". Ch.A.Julien,opt cit .p.115.

[4] Ch.A.Julien , opt cité p.115

[5] Al Hadhira . 14.12.1888

[6] M.Lasram (1866-1925) descendant d'une grande famille kairouanaise , ancien sadikien , il a fait des études en France , à son retour il a exercé en tant professeur au Sadiki, il fut aussi interprète et historien , il a occupé le poste de chef de service à la direction de  l'agriculture de Tunis. Il a participé au congrès colonial de Marseille en 1906 et au congrès d'Afrique du Nord de Paris en 1908 ; Lasram est l'un des fondateur de la Khaldounia en 1894 et de l'association des anciens Sadikien en 1906, il a proposé la création d'une Université Islamique moderne en 1906.

[7] Ch. A. Julien, opt cité. p. 123.

[8] L'éditorial du numéro 10 du journal le Tunisien - Décembre 1908 , de la plume de Abdeljalil Zaouch.

[9] Ali Bach Hamba,  le journal le Tunisien , mars 1909.

[10] Khairallah Ben Mustapha, débat du Congrès de Paris1908

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