dimanche 22 octobre 2023

Où est la crise de la philosophie?

 

Mohamed Karray

Le blog pédagogique propose à ses lecteurs un document qui remonte à l'année 1975, c'est-à-dire à presque un demi siècle , il s'agit d'un article de la plume de M° Mohamed karray, le premier inspecteur tunisien de philosophie et publié dans la revue Al Fikr ( numéro 20 du 10 juillet  1975).


Dans la présentation de cet article , Mohamed Mzali, directeur de la revue, avait écrit ceci «Nous remercions le professeur Mohamed Karray, inspecteur de l'enseignement secondaire, spécialiste en philosophie, pour cette contribution positive à ce débat que nous avons ouvert sur une question importante parmi les questions de l'éducation, et nous espérons que d'autres personnes du monde de la vraie culture suivront son exemple.»

Dans cet article, l'inspecteur, analyse les dessous des attaques dirigées contre l'enseignement de la philosophie au début des années 70 et  montre l'importance de l'enseignement de la philosophie  et reprenant  les propos de Mzali  , M° Karray   affirme que « nous continuons en Tunisie  à croire à la mission de la philosophie, et à son immense impact sur la formation de générations libres dans leurs pensées, indépendantes dans leurs opinions, et prêtes à assurer leurs responsabilités dans la société ».

Je pense que ces affirmations n'ont rien perdu de leur valeur, bien au contraire nous avons,  aujourd'hui plus que jamais besoin  de cette philosophie, défendue par notre inspecteur à qui nous devons l'un des plus ancien manuel de philosophie.

 

 

Mohamed Karray  1928-2000

Cette personnalité avait préoccupé les familles de Sfax dans les années cinquante... Il fut le premier tunisien à enseigner la philosophie au lycée de garçons à Sfax... Certains de ses élèves s'étaient mis à dire : « Notre professeur, Karray, nous dit, dans les cours de philosophie, que Dieu n'existe pas...». La nouvelle s'est répandue. Et très vite, le jugement des gens est tombé, c'est  un athée  et ils se sont demandé : Comment pouvons-nous accepter qu'il enseigne à  nos enfants l'athéisme et qu'il contredise notre foi ?

De nombreuses familles étaient perplexes, et lorsque Mohamed Karray s'était présenté pour demander la main d'une fille d'une famille sfaxienne, certains de ses membres se sont demandé : Comment peut-on accepter sa demande et permettre qu'un infidèle puisse épouser une musulmane ? Ce qui avait aggravé la situation, c'est que le professeur Mohamed Karray a révélé son idéologie et avait déclaré qu'il est marxiste, il a traduit en arabe le livre de Karl Marx, le fondateur du marxisme communiste (Le Capital, et il avait constitué autour de lui un groupe qui croyait au marxisme qui voit que la religion est l'opium du peuple.

Lorsqu'il est parti pour enseigner au lycée secondaire de Bizerte, ses nouvelles  sont parvenues aux oreilles de Hédi Baccouche, le gouverneur du parti Bourguibien, qui l'avait  harcelé. Alors  Karray  a quitté Bizerte  pour Tunis, pour enseigner au lycée  Khaznadar au Bardo et là il fut l'objet à nouveau  de harcèlement de la part de Mahmoud Al-Messadi. Il a passé des années à enseigner. Il avait l'habitude de dire : "Je ne transmets pas de connaissances aux élèves, mais je développe chez eux les capacités de recherche, de compréhension, d’étude et de discussion de toute idée ou croyance qui leur est présentée, comme la croyance de l’existence de Dieu. C'est pour cela, qu'il critiquait la philosophie islamique et les cours de la pensée islamique et de  l’éducation religieuse

Il avait donné des cours de langue française au lycée " Al Hay Azzaitouni de  Sfax à l'invitation du directeur Ahmed Zghal. J'enseignais à l'époque dans ce lycée où on était collègue. Il était poli et ne parlait guère de ses idées dans la salle des professeurs. En 1969, il fut nommé inspecteur. Les professeurs qu'il encadrait témoignent de sa compétence et de sa capacité à former et à orienter.

En 1977, il est mis à la retraite obligatoire. Alors, il rejoignit le bureau de son frère, le comptable Mahmoud, avec son diplôme en comptabilité, qu'il a obtenu grâce aux conseils de son frère. Quand il est décédé, certains ont dit : que Dieu lui pardonne ; d'autres personnes ont continué à porter ses idées et à les diffuser...

Mohamed Habib Sallemi, inspecteur de l'enseignement secondaire retraité

Sfax, octobre 2023

Ouvrages

Recueil des textes philosophiques: Fascicule IV / Karray Mohamed, Cossement Etienne, Narcy Michel et Ferrara Pierre [Livre] PublicationTunis : STD, 1973Description129p.

BenJemaa Mahmoud, 2003, « Mohamed Karray (1928-2000) », in « La Philosophie et son enseignement », Revue tunisienne des études philosophiques, Tunis, Société tunisienne des études philosophiques, n° 32-33, 207-218

 

Le professeur Mzali m'a fait un grand plaisir quand il a affirmé »que la philosophie dans son bon sens est nécessaire et que son impact est très profond dans la formation de la jeunesse et  son éducation à la pensée éclairée et juste, à la critique sobre et perspicace, à faire la distinction entre le bien et le mal, à  acquérir l'échelle des valeurs et un ensemble de principes qui la guideront dans la vie et sur la base desquels le vivre ensemble devient agréable pour cette jeunesse». 

 

Ces finalités de la philosophie à l'école, rappelées par Le professeur Mzali, correspondent  explicitement  à celles énoncées par les directives officielles relatives aux programmes de philosophie qui expliquent sans aucune équivoque « que l'enseignement de la philosophie vise principalement à pousser les esprits à la réflexion  et au développement de l’esprit de critique chez les élèves afin qu'ils soient capables d'analyser d'une manière perspicace et organisée les problèmes essentiels qui les préoccupent».

Il est incontestable que le grand intérêt que les élèves portent à la philosophie n'est dû ni à la grande place qu'elle a par rapport aux autres matières en septième année, ni à son coefficient élevé, mais cela va au-delà de cette vision utilitaire et étroite, car les cours de philosophie offrent à l'élève une occasion précieuse pour réfléchir sur les connaissances et les expériences qu'il a accumulées, et de mieux comprendre les problèmes et les contradictions qu'il vit.

En effet, les jeunes de notre pays vivent dans un environnement dans lequel s'entremêlent les croyances, les coutumes, les valeurs, les enseignements et les informations qui s'opposent parfois et s'accordent parfois. Certaines idées et attitudes leur viennent par la voie de la transmission et de l'éducation, ils s'en nourrissent en grandissant alors qu'ils sont encore enfants. D'autres ils les tirent des livres, des magazines, des films et les médias, ils les suivent et s'en influencent, et peut-être qu'ils les embrassent et en deviennent fervents et ils oublient les autres ou feignent de les oublier. Or ceci n'est pas étrange car la Tunisie est un pays en voie de développement lié à un passé très ancien et qui interagit avec un présent en changement et un avenir auquel aspirent les générations au vu des courants et des évènements qui secouent le monde.

De plus, la philosophie n'est pas une matière comme les autres d'où l'élève tire des connaissances précises ou des enseignements catégoriques, mais il en tire, comme le dit le professeur Mzali, « des opinions  sur la vie, une liberté et une audace de réflexion à propos de tous les sujets, une remise en question de toutes les vérités et une critique de toutes les théories et les doctrines. La philosophie est aussi une disposition et une préparation permanente au dialogue, une tendance à la discipline et à l'exactitude, un attachement à l'indépendance d'opinion et à la capacité de mépriser tous ceux qui se considèrent au-dessus de leur valeur réelle et prétendent posséder la vérité au-delà de laquelle il n'y a pas de vérité.

Et si  telle est la limite de la philosophie, il n'est guère étrange  qu'elle soit l'objet  de ressentiment de ceux qui croient qu'ils détiennent la vérité absolue, les valeurs sublimes et le secret de l'existence, et le ressentiment de ceux dont  l'immobilisme  intellectuel a atteint un tel degré qu'ils n'arrivent plus à penser, et le fait que les autres pensent  leur cause du mal.

La chose n'est pas nouvelle, la philosophie s'est heurtée depuis Socrate, accusé d'avoir corrompu la jeunesse et condamné à mort, aux détenteurs du pouvoir intellectuel, religieux ou politique dont le pouvoir n'est pas fondé sur le droit. C'est pour cette raison qu'ils craignent tout appel à penser et à la critique saine, en  criant à '' l'incohérence des philosophes " et au danger qu'ils représentent pour la religion, la morale et la politique, oubliant que leurs cris ne sont en réalité qu'un rehaussement du statut de la philosophie qui, selon eux, est capable de saper les croyances les plus profondes, les valeurs les plus élevées et les piliers des plus anciens pouvoirs.

Aujourd'hui, nous trouvons une minorité d'enseignants de la religion pour qui la philosophie est devenue le pire ennemi, le dangereux concurrent et le seul antagoniste. Sont-ils à court d'arguments et de preuves pour qu'ils aient recours aux attaques abjectes et aux insultes absurdes ?

Alors, si cet ancien et nouveau conflit est ce que l'on entend par la crise de la philosophie, cette crise n'est pas nouvelle. La philosophie est née dans le conflit et s'y est épanouie, et elle est restée inébranlable et vivante malgré " les maux et les ennemis".

En réalité,  ce n'est pas cela qui est visé, mais c'est que certains d'entre eux ont commencé à parler de la crise de la philosophie lorsque M. Haby[1], le ministre français de l'éducation, a présenté au public un nouveau programme dont certains objectifs visaient à minimiser l'importance et la place de la philosophie, en faisant d'elle une matière facultative, comme l'histoire, la géographie, l'économie et la langue. Ainsi certains de nos concitoyens se sont mobilisés pour ce qui se passe à l'étranger, ainsi que ceux qui attendaient l'occasion de "tuer la philosophie", comme l'a dit un penseur français. Ainsi ils se sont réjouis du programme Haby et ont parlé longuement de la nécessité de réformer la philosophie et de réduire son importance. Mais quelle fut leur déception quand le Conseil économique et social français a décidé à l'unanimité le maintien de l'enseignement de la philosophie et à lui donner la place qu'il mérite[2].

De toute façon, quel que soit le devenir du projet de M. Haby en France, nous, comme l'a dit le professeur Mzali, nous continuons en Tunisie « à croire à la mission de la philosophie, et à son immense impact sur la formation de générations libres dans leurs pensées, indépendantes dans leurs opinions, et prêtes à assurer leurs responsabilités dans la société ».

Un seul problème subsiste, soulevé par le professeur Mzali dans son éditorial. Il s'agit de ce  qu'il appelait « les agressions idéologiques obscènes contre nos enfants, par « ceux qui croyaient à une idéologie et en étaient devenus fanatiques, alors ils ont commencé à la prêcher», en essayant de l'imposer à nos étudiants et à nos élèves.

Or, ici, on est en droit de nous demander si la corruption d'un certain nombre de musulmans est une preuve de la corruption de l'Islam, et si l'agression intellectuelle obscène n'est l'apanage que des professeurs de philosophie ? La vérité c'est que la philosophie est une discipline de sciences humaines comme l'histoire, l'économie et l'éducation civique et religieuse, et il est très difficile pour les professeurs de ces matières de se libérer de leur subjectivité, contrairement aux enseignants des sciences exactes qui peuvent être enseignées en toute impartialité et en toute indépendance.

 

Quand les directives officielles demandent aux enseignants de philosophie d'adopter une démarche objective, cela n'est guère aisé pour les jeunes professeurs au début de leur carrière qu'ils soient des diplômés de l'Université tunisienne ou autres. L'objectivité nécessite de l'expérience, de la sobriété et de l'entrainement, que le jeune enseignant acquerra grâce à l'accompagnement et à l'encadrement pédagogique. 

Et, dans la plupart du temps, les élèves reprochent à leurs professeurs de philosophie de ne pas prendre position et de ne pas donner leurs avis sur les doctrines et les courants contradictoires qu'ils leur présentent, si bien que le doute et la confusion s'installent chez les jeunes, ce qui les incite à réfléchir et à méditer, non à l'affiliation mécanique et la croyance naïve.

Tout  le monde  doit se méfier des voix qui exagèrent les faits, sèment le trouble dans les esprits en exploitant les errements de jeunes enseignants inexpérimentés pour diffamer tout le monde et pêcher en eaux troubles.

Mohamed Karray, inspecteur de philosophie

Juillet 1975

Traduit par Mongi Akrout & Abdessalam Bouzid , Inspecteur généraux de l'éducation

Source : Al-Fikr,  année  20,  Numéro 10 - juillet  1975. Pages 113, 114, 115

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[1]Ministre de l'Éducation dans le gouvernement Chirac puis est reconduit dans les gouvernements Barre  Du 28 mai 1974 au 5 avril 1978

[2]Aux dernières nouvelles, M. Haby a abandonné le projet de faire de la philosophie une matière facultative, en raison de l'opposition de la communauté scientifique, et après l'intervention du président de la République lui-même.

 

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