Mohamed Karray 1928-2000 Cette personnalité avait préoccupé les familles de Sfax dans les
années cinquante... Il fut le premier tunisien à enseigner la philosophie au
lycée de garçons à Sfax... Certains de ses élèves s'étaient mis à dire : «
Notre professeur, Karray, nous dit, dans les cours de philosophie, que Dieu
n'existe pas...». La nouvelle s'est répandue. Et très vite, le jugement des
gens est tombé, c'est un athée et ils se sont demandé : Comment
pouvons-nous accepter qu'il enseigne à
nos enfants l'athéisme et qu'il contredise notre foi ? De nombreuses familles étaient perplexes, et lorsque Mohamed Karray
s'était présenté pour demander la main d'une fille d'une famille sfaxienne,
certains de ses membres se sont demandé : Comment peut-on accepter sa demande
et permettre qu'un infidèle puisse épouser une musulmane ? Ce qui avait
aggravé la situation, c'est que le professeur Mohamed Karray a révélé son
idéologie et avait déclaré qu'il est marxiste, il a traduit en arabe le livre
de Karl Marx, le fondateur du marxisme communiste (Le Capital, et il avait
constitué autour de lui un groupe qui croyait au marxisme qui voit que la
religion est l'opium du peuple. Lorsqu'il est parti pour enseigner au lycée secondaire de Bizerte, ses
nouvelles sont parvenues aux oreilles
de Hédi Baccouche, le gouverneur du parti Bourguibien, qui l'avait harcelé. Alors Karray
a quitté Bizerte pour Tunis,
pour enseigner au lycée Khaznadar au
Bardo et là il fut l'objet à nouveau
de harcèlement de la part de Mahmoud Al-Messadi. Il a passé des années
à enseigner. Il avait l'habitude de dire : "Je ne transmets pas de
connaissances aux élèves, mais je développe chez eux les capacités de
recherche, de compréhension, d’étude et de discussion de toute idée ou
croyance qui leur est présentée, comme la croyance de l’existence de Dieu.
C'est pour cela, qu'il critiquait la philosophie islamique et les cours de la
pensée islamique et de l’éducation
religieuse… Il avait donné des cours de langue française au lycée " Al Hay
Azzaitouni de Sfax à l'invitation du
directeur Ahmed Zghal. J'enseignais à l'époque dans ce lycée où on était
collègue. Il était poli et ne parlait guère de ses idées dans la salle des
professeurs. En 1969, il fut nommé inspecteur. Les professeurs qu'il
encadrait témoignent de sa compétence et de sa capacité à former et à
orienter. En 1977, il est mis à la retraite obligatoire. Alors, il rejoignit le
bureau de son frère, le comptable Mahmoud, avec son diplôme en comptabilité,
qu'il a obtenu grâce aux conseils de son frère. Quand il est décédé, certains
ont dit : que Dieu lui pardonne ; d'autres personnes ont continué à
porter ses idées et à les diffuser... Mohamed Habib Sallemi, inspecteur de l'enseignement secondaire
retraité Sfax, octobre 2023 Ouvrages Recueil des textes philosophiques: Fascicule IV / Karray Mohamed, Cossement
Etienne, Narcy Michel et Ferrara Pierre [Livre]
Publication : Tunis : STD, 1973Description
: 129p. BenJema’a Mahmoud,
2003, « Mohamed Karray (1928-2000) », in « La Philosophie et
son enseignement », Revue tunisienne des études
philosophiques, Tunis, Société tunisienne des études
philosophiques, n° 32-33, 207-218 |
Le professeur Mzali m'a fait un grand plaisir quand il
a affirmé »que la philosophie dans son bon sens est nécessaire et
que son impact est très profond dans la formation de la jeunesse et son éducation à la pensée éclairée et juste,
à la critique sobre et perspicace, à faire la distinction entre le bien et le
mal, à acquérir l'échelle des valeurs et
un ensemble de principes qui la guideront dans la vie et sur la base desquels
le vivre ensemble devient agréable pour cette jeunesse».
Ces finalités de la philosophie à l'école, rappelées par
Le professeur Mzali, correspondent
explicitement à celles énoncées
par les directives officielles relatives aux programmes de philosophie qui
expliquent sans aucune équivoque « que l'enseignement de la philosophie vise
principalement à pousser les esprits à la réflexion et au développement de l’esprit de critique
chez les élèves afin qu'ils soient capables d'analyser d'une manière perspicace
et organisée les problèmes essentiels qui les préoccupent».
Il est incontestable que le grand intérêt que les élèves
portent à la philosophie n'est dû ni à la grande place qu'elle a par rapport
aux autres matières en septième année, ni à son coefficient élevé, mais cela va
au-delà de cette vision utilitaire et étroite, car les cours de philosophie
offrent à l'élève une occasion précieuse pour réfléchir sur les connaissances
et les expériences qu'il a accumulées, et de mieux comprendre les problèmes et
les contradictions qu'il vit.
En effet, les jeunes de notre pays vivent dans un
environnement dans lequel s'entremêlent les croyances, les coutumes, les
valeurs, les enseignements et les informations qui s'opposent parfois et
s'accordent parfois. Certaines idées et attitudes leur viennent par la voie de
la transmission et de l'éducation, ils s'en nourrissent en grandissant alors
qu'ils sont encore enfants. D'autres ils les tirent des livres, des magazines,
des films et les médias, ils les suivent et s'en influencent, et peut-être
qu'ils les embrassent et en deviennent fervents et ils oublient les autres ou
feignent de les oublier. Or ceci n'est pas étrange car la Tunisie est un pays
en voie de développement lié à un passé très ancien et qui interagit avec un
présent en changement et un avenir auquel aspirent les générations au vu des
courants et des évènements qui secouent le monde.
De plus, la philosophie n'est pas une matière comme
les autres d'où l'élève tire des connaissances précises ou des enseignements
catégoriques, mais il en tire, comme le dit le professeur Mzali, « des
opinions sur la vie, une liberté et une
audace de réflexion à propos de tous les sujets, une remise en question de
toutes les vérités et une critique de toutes les théories et les doctrines. La
philosophie est aussi une disposition et une préparation permanente au
dialogue, une tendance à la discipline et à l'exactitude, un attachement à
l'indépendance d'opinion et à la capacité de mépriser tous ceux qui se
considèrent au-dessus de leur valeur réelle et prétendent posséder la vérité
au-delà de laquelle il n'y a pas de vérité.
Et si telle est
la limite de la philosophie, il n'est guère étrange qu'elle soit l'objet de ressentiment de ceux qui croient qu'ils
détiennent la vérité absolue, les valeurs sublimes et le secret de l'existence,
et le ressentiment de ceux dont
l'immobilisme intellectuel a atteint
un tel degré qu'ils n'arrivent plus à penser, et le fait que les autres
pensent leur cause du mal.
La chose n'est pas nouvelle, la philosophie s'est
heurtée depuis Socrate, accusé d'avoir corrompu la jeunesse et condamné à mort,
aux détenteurs du pouvoir intellectuel, religieux ou politique dont le pouvoir
n'est pas fondé sur le droit. C'est pour cette raison qu'ils craignent tout
appel à penser et à la critique saine, en
criant à '' l'incohérence des philosophes " et au danger qu'ils
représentent pour la religion, la morale et la politique, oubliant que leurs
cris ne sont en réalité qu'un rehaussement du statut de la philosophie qui,
selon eux, est capable de saper les croyances les plus profondes, les valeurs
les plus élevées et les piliers des plus anciens pouvoirs.
Aujourd'hui, nous trouvons une minorité d'enseignants
de la religion pour qui la philosophie est devenue le pire ennemi, le dangereux
concurrent et le seul antagoniste. Sont-ils à court d'arguments et de preuves
pour qu'ils aient recours aux attaques abjectes et aux insultes absurdes ?
Alors, si cet ancien et nouveau conflit est ce que
l'on entend par la crise de la philosophie, cette crise n'est pas nouvelle. La
philosophie est née dans le conflit et s'y est épanouie, et elle est restée
inébranlable et vivante malgré " les maux et les ennemis".
En réalité, ce
n'est pas cela qui est visé, mais c'est que certains d'entre eux ont commencé à
parler de la crise de la philosophie lorsque M. Haby[1], le ministre français de l'éducation, a présenté au
public un nouveau programme dont certains objectifs visaient à minimiser l'importance
et la place de la philosophie, en faisant d'elle une matière facultative, comme
l'histoire, la géographie, l'économie et la langue. Ainsi certains de nos
concitoyens se sont mobilisés pour ce qui se passe à l'étranger, ainsi que ceux
qui attendaient l'occasion de "tuer la philosophie", comme l'a dit un
penseur français. Ainsi ils se sont réjouis du programme Haby et ont parlé
longuement de la nécessité de réformer la philosophie et de réduire son
importance. Mais quelle fut leur déception quand le Conseil économique et
social français a décidé à l'unanimité le maintien de l'enseignement de la
philosophie et à lui donner la place qu'il mérite[2].
De toute façon, quel que soit le devenir du projet de
M. Haby en France, nous, comme l'a dit le professeur Mzali, nous continuons en
Tunisie « à croire à la mission de la philosophie, et à son immense impact sur
la formation de générations libres dans leurs pensées, indépendantes dans leurs
opinions, et prêtes à assurer leurs responsabilités dans la société ».
Un seul problème subsiste, soulevé par le professeur
Mzali dans son éditorial. Il s'agit de ce
qu'il appelait « les agressions idéologiques obscènes contre nos enfants,
par « ceux qui croyaient à une idéologie et en étaient devenus fanatiques,
alors ils ont commencé à la prêcher», en essayant de l'imposer à nos étudiants
et à nos élèves.
Or, ici, on est en droit de nous demander si la
corruption d'un certain nombre de musulmans est une preuve de la corruption de
l'Islam, et si l'agression intellectuelle obscène n'est l'apanage que des
professeurs de philosophie ? La vérité c'est que la philosophie est une
discipline de sciences humaines comme l'histoire, l'économie et l'éducation
civique et religieuse, et il est très difficile pour les professeurs de ces
matières de se libérer de leur subjectivité, contrairement aux enseignants des
sciences exactes qui peuvent être enseignées en toute impartialité et en toute
indépendance.
Quand les directives officielles demandent aux
enseignants de philosophie d'adopter une démarche objective, cela n'est guère
aisé pour les jeunes professeurs au début de leur carrière qu'ils soient des
diplômés de l'Université tunisienne ou autres. L'objectivité nécessite de
l'expérience, de la sobriété et de l'entrainement, que le jeune enseignant
acquerra grâce à l'accompagnement et à l'encadrement pédagogique.
Et, dans la plupart du temps, les élèves reprochent à
leurs professeurs de philosophie de ne pas prendre position et de ne pas donner
leurs avis sur les doctrines et les courants contradictoires qu'ils leur
présentent, si bien que le doute et la confusion s'installent chez les jeunes, ce qui les incite à réfléchir et à méditer, non à l'affiliation
mécanique et la croyance naïve.
Tout le
monde doit se méfier des voix qui
exagèrent les faits, sèment le trouble dans les esprits en exploitant les
errements de jeunes enseignants inexpérimentés pour diffamer tout le monde et
pêcher en eaux troubles.
Mohamed Karray, inspecteur de philosophie
Juillet 1975
Traduit par Mongi Akrout
& Abdessalam Bouzid , Inspecteur généraux de l'éducation
Source : Al-Fikr,
année 20, Numéro 10 - juillet 1975. Pages 113, 114, 115
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[1]Ministre
de l'Éducation dans le gouvernement
Chirac puis est reconduit dans les gouvernements
Barre Du 28 mai 1974 au 5 avril 1978
[2]Aux dernières nouvelles, M. Haby a
abandonné le projet de faire de la philosophie une matière facultative, en
raison de l'opposition de la communauté scientifique, et après l'intervention
du président de la République lui-même.
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