Avec M. Mahmoud Ben Jema, inspecteur général de
l'éducation, spécialité philosophie
La question éducative demeure au cœur des
préoccupations des Tunisiennes et des Tunisiens depuis des années. Elle s’est
imposée comme un sujet de débat public, particulièrement en raison de la crise
que traverse l’école depuis quelque temps. Cette situation a incité de nombreux
chercheurs et experts en pédagogie à réfléchir aux causes de cette crise du
système éducatif tunisien et à ses répercussions sur les différents acteurs du
processus éducatif : élèves, enseignants, cadres éducatifs et parents.
Dans ce contexte, le journal Assabah a suivi
les travaux d’un colloque tenu le samedi 26 octobre 2024 au complexe culturel
Mohamed Jamoussi à Sfax, sous le thème : « Quelle école pour quelle société »
Cette fois, nous avons choisi d’examiner la situation
d’une discipline fondamentale parmi les enseignements dispensés : la
philosophie. Cette matière, essentielle pour les élèves de troisième année
secondaire, suscite un intérêt particulier, notamment chez les candidats au
baccalauréat littéraire, mais également chez les élèves des autres filières,
car elle constitue souvent un obstacle à la réussite de l'examen final.
Analyse de
la situation par M. Mahmoud Ben Jemaâ
M. Mahmoud Ben Jemaâ, inspecteur général de l'éducation en philosophie,
poète et traducteur, partage avec passion et une certaine amertume son analyse
de la situation de l’enseignement de la philosophie.
M. Ben
Jemaâ, quelle évaluation faites-vous des différents programmes d'enseignement
de la philosophie ?
« J’ai pris ma retraite en octobre 2002. Je n’ai donc
pas suivi de près les changements apportés aux programmes de philosophie et appliqués
à partir de l’année scolaire 2007-2008. Cependant, lorsque ces programmes
étaient encore à l’état de projet, je n’ai pas hésité à formuler des
observations auprès de certains collègues concernés, y compris à mon ami, le
directeur des programmes.
J’ai notamment exprimé mon opposition à l’introduction
de la modélisation, jugée trop complexe pour les élèves et même pour les
enseignants, y compris ceux des matières scientifiques. À ma connaissance,
cette notion n’est même pas enseignée à l’université, que ce soit en
philosophie ou dans les disciplines scientifiques. J’aurais préféré que le
programme inclue des problématiques épistémologiques plus accessibles, en lien
avec la formation reçue par les élèves avant le baccalauréat.
Le programme m’a également semblé trop dense, ne
tenant pas compte du temps nécessaire aux situations pédagogiques en classe.
Cela risquait de marginaliser, voire d’occulter, l’étude continue des œuvres
philosophiques au profit d’une focalisation sur les thématiques du programme,
notamment pendant l’heure hebdomadaire réservée à la méthodologie en quatrième
année littéraire.
En feuilletant les manuels scolaires de philosophie
destinés aux élèves de l’enseignement secondaire, je ressens un vertige, tout
comme l’un de mes collègues. Ces manuels regorgent de textes et de détails, à
tel point que les différentes couleurs utilisées ajoutent encore au vertige.
J’ai été soulagé de constater que ce sentiment n’était pas uniquement dû à mon
âge avancé. Peut-être que les concepteurs de ces manuels cherchaient à
atteindre plusieurs objectifs simultanément :
1. Fournir aux
élèves des textes et des outils pour les analyser.
2. Orienter les
enseignants vers une méthodologie précise, en commençant par la situation
significative.
3. Proposer des
exercices à faire en classe ou à domicile.
Résultat : le manuel
est devenu si lourd qu’il n’encourage pas les élèves à l’amener en classe.
Pourquoi ne pas concevoir deux manuels distincts : un recueil de textes
organisé selon les dimensions de chaque thématique pour un usage en classe, et
un manuel d’exercices destiné au travail à domicile ? Aujourd’hui, avec une
meilleure connexion Internet dans toutes les régions, je propose une version
numérique de ces deux manuels, en phase avec notre époque.
En général, on s’accorde à dire que les manuels
scolaires devraient faciliter l’assimilation des leçons. Pourtant, selon
certaines conceptions d’enseignants, ce manuel et le programme sont perçus
comme un "avantage". Or, cette vision encyclopédique constitue
précisément le problème. Cette approche caractérise l’enseignement de la philosophie
depuis des décennies, malgré des tentatives d’allègement et quelques révisions.
Pourtant, tout apprentissage ne doit-il pas partir des
acquis antérieurs des élèves pour être réellement efficace ?
Nous donnons
l’impression de vouloir transformer les lycéens en spécialistes de la
philosophie et de son histoire avant même qu’ils n’aillent à l’université. Or,
l’objectif de la philosophie au lycée est d’apprendre à philosopher à partir de
problématiques spécifiques, en fonction du temps imparti à chaque filière. Et
franchement, est-ce que l’enseignement de la philosophie à l’université permet
vraiment d’acquérir une perspective encyclopédique ?
À l’université, l’histoire de la philosophie telle
qu’elle est souvent enseignée constitue un obstacle à l’acquisition d’une
pensée philosophique critique. Certains professeurs universitaires et leurs
étudiants ne pensent qu’en se référant à tel philosophe devenu leur spécialité,
si bien que l’approche se réduit à un simple récit historique, au détriment du
traitement des questions philosophiques.
Ce mal de la narration historique, hérité de l’université, se retrouve dans
les lycées, où les élèves se contentent de mémoriser les propos des
philosophes. La philosophie leur apparaît alors comme un combat entre penseurs
qui ne les concerne pas. Si l’enseignant adopte une méthode consistant à dicter
ses leçons, le salut de l’élève réside soit dans la mémorisation de ces leçons,
soit dans une indifférence totale.»
Professeur Mahmoud, quelle est la réalité de la
matière philosophie aujourd'hui en classe ?
Après de nombreuses années d'enseignement, et en
m'appuyant sur le témoignage d'un ami inspecteur toujours en activité – que je
salue au passage – il a été constaté que la plupart des enseignants maîtrisent
de manière satisfaisante les connaissances. Cependant, ils rencontrent des
difficultés à les transformer d'un savoir académique en un savoir enseigné,
notamment en ce qui concerne la modélisation et l'art. De plus, on observe une
tendance au récit et une absence de la
méthode active, l'élève est "passif" pendant le cours. En résumé, la
méthode magistrale prédomine dans l'enseignement de la philosophie.
Concernant l'heure de méthodologie prévue en terminale
littéraire (qui se pratique par groupe) elle
est souvent sacrifiée et transformée en cours ordinaire, bien qu’elle soit
importante pour entraîner l'élève à la
dissertation philosophique.
En outre, il existe une difficulté à construire une
stratégie d'enseignement qui tienne compte des différences entre les élèves.
L'enseignant agit souvent comme s'il faisait face à un groupe homogène
d'apprenants.
Quant à l'interaction des élèves avec les cours, leur
première impression est que les sujets sont "éloignés" de leurs
centres d'intérêt. Pire encore, on observe une aversion chez les élèves des
filières scientifiques et techniques. Cette situation est, selon mon collègue,
due à l'incapacité de l'enseignant à adapter les outils pédagogiques, comme les
exemples, aux spécificités de ces filières par rapport à la filière littéraire.
En revanche, les élèves de 3ème littéraire manifestent un intérêt pour les
cours de philosophie. J'ai alors fait remarquer que le programme de cette
classe part du quotidien pour aborder la question de la "réflexion",
ce qui capte l'attention des apprenants et les pousse à interroger la réalité
vécue
J'ai demandé à mon collègue si les questions du
programme n'étaient pas trop abstraites et éloignées des préoccupations
intellectuelles, psychologiques et pratiques immédiates des élèves, ainsi que
de leur formation antérieure. Par exemple, ne serait-il pas préférable de se
limiter à l'étude de la démonstration scientifique (mathématique et
expérimentale), de la loi et de la théorie dans le cadre de la question de la
vérité scientifique ?
Dans ce contexte, j'ai également fait remarquer à mon
collègue que la question du "travail" avait occulté le concept
d'aliénation en le réduisant à l'efficacité et à la justice. À noter que la
question du travail est absente dans le programme de terminale scientifique et technique,
tout comme la question de l'art. Quant à la religion, elle n'apparaît pas comme
une question spécifique. Elle n'est évoquée que dans le cadre de la question de
la "communication et des systèmes symboliques" en terminale
littéraire, à travers l'un de ses aspects : le "sacré". Cette
question est totalement absente des autres filières, où il n'y a pas de
réflexion sur le sacré de manière générale.
Professeur Ben Jemaa, vous dites
dans l'un de vos écrits : "Pas de philosophie sans maîtrise de la langue.
La pensée naît et se développe dans et à travers la langue". Pouvez-vous
expliquer cela?
Je ressens une perplexité intérieure que je partage
ici, en m'adressant à mes collègues professeurs d'arabe avec quelques questions
: n'ont-ils pas remarqué la baisse du niveau des élèves en langue arabe à la
fin de l'enseignement secondaire, après 12 années d'apprentissage? Est-ce que
le silence face à cette baisse continue depuis la fin des années 80 est la
solution ? Si l'on ajoute à cela la langue hybride parlée quotidiennement – un
mélange confus de langues qui a envahi les médias audiovisuels – l'ampleur du
problème devient évidente.
L'enseignement de l'arabe littéraire (et des autres
matières) n'est pas seulement un "moyen de subsistance", mais il porte
aussi un message, celui qui vise à renforcer l'appartenance civilisationnelle,
en plus des aspects méthodologiques et cognitifs. Ne pourrions-nous pas nous
inspirer des méthodes utilisées dans d'autres pays, comme l'Allemagne, pour
renouveler notre façon d'enseigner la langue arabe ? Étant donné que l'arabe
littéraire n'est pas une langue de communication quotidienne en raison de
l'usage du dialecte tunisien et de ses variantes régionales, pourquoi ne pas
consacrer des séances pour l'expression orale en arabe littéraire, à l'image de
certaines académies privées en Tunisie pour l'anglais ?
Mon petit-fils est inscrit dans une académie à Gabès
où il fait deux heures par semaine, durant quatre ans, couronnée par un
certificat reconnu internationalement en cas de réussite à un examen .
Et pour rappel, si les élèves de 1975
(lors de la prise de décision d’arabiser l’enseignement de la
philosophie) souffraient d’une faiblesse en français, les élèves d’aujourd’hui,
c’est de la faiblesse en langue arabe qu’ils souffrent.
En résumé, nous posons la question de l’arabe
littéraire du point de vue civilisationnel
et éducatif tout en s’intéressant aux difficultés que rencontrent les élèves lors des cours de philosophie en raison des difficultés de s’exprimer pour
la majorité d’entre eux, cela se répercute négativement sur l’assimilation des questions étudiées,
car les enseignants n’ignorent pas la relation entre la langue et l’esprit.
Que proposez-vous pour réhabiliter la philosophie ?
Un dialogue constructif entre les professeurs de
philosophie de l'enseignement secondaire et supérieur serait souhaitable pour
redonner à cette matière sa place dans la formation des apprenants. Ce dialogue
pourrait se tenir lors de réunions pédagogiques organisées par les inspecteurs,
dans des colloques de l'Association tunisienne des études philosophiques ou à
l'Institut de philosophie de Tunis. Cependant, cette question concerne aussi
tous ceux qui s'intéressent aux questions éducatives, en particulier dans les
sciences humaines.
J’espérais que de nombreux collègues commenteraient
sur les publications que j’ai partagées sur ma page personnelle et
proposeraient d’autres idées. Cependant, j’ai été surpris par le silence de
beaucoup d’entre eux, comme si émettre une opinion ou chercher des solutions à
une situation qu’ils déplorent en privé était embarrassant. Pourtant,
l’enseignement de la philosophie est marginalisé, avec un coefficient de 1,
pour les élèves des filières scientifiques et techniques, qui constituent la
grande majorité des élèves du secondaire. Par ailleurs, la filière littéraire
est en déclin constant, et elle a même disparu dans de nombreux lycées.
Il est très regrettable que ce que les générations
précédentes avaient construit ait été réduit à néant. Pour rappel, notre
génération a résisté à l’islamisation de la philosophie que les autorités, en
collaboration avec certains responsables de la discipline, voulaient imposer
dans l’approche des sujets et le contenu des manuels scolaires. Le colloque
d’Amilcar en 1976 a été un moment décisif, où les enseignants se sont mobilisés
autour de revendications fondamentales, faisant pencher la balance en faveur du
maintien de l’enseignement de la philosophie dans une perspective formative et
critique. Et ce, malgré le fait que les autorités de l’époque misaient sur les
différences de formation et de vision entre les professeurs diplômés des
universités de l’orient arabe et ceux formés
en France et en Tunisie, pour des raisons politiques et idéologiques.
Beaucoup de ces revendications ont été réalisées grâce
à une détermination inébranlable et une patience à toute épreuve. Il suffit de
parcourir les différents programmes et les éditions successives des manuels
scolaires de 1976 à 2004, avec le manuel Je pense, pour mesurer les
succès obtenus dans l’ancrage des finalités de l’enseignement de la
philosophie. Cependant, il y a eu, entre-temps, une baisse du niveau
linguistique des élèves en arabe littéraire à partir de la fin des années 80 et
au début des années 90. Cette baisse, dont les causes méritent d’être
explorées, persiste encore aujourd’hui, et il a eu des répercussions négatives
sur les conditions de la formation des élèves.
Jusqu’à présent, aucune réunion entre inspecteurs de
philosophie n’a été organisée pour échanger des idées sur la révision des
programmes et des manuels scolaires. Cependant, leur initiative de proposer une
matière intitulée Éveil intellectuel dans l’enseignement de base
(primaire et collège) est notable. Cette matière vise à entraîner les élèves à
aborder des problématiques d’ordre philosophique.
À mon avis, une telle précipitation à introduire cette
discipline à un si jeune âge pourrait avoir des effets contraires. Une telle
démarche nécessite une formation spécifique pour les enseignants de philosophie
et une préparation rigoureuse des supports pédagogiques. Mais concentrons-nous
d’abord, ici et maintenant, sur la réforme de la philosophie dans nos classes
du secondaire.
D’après nous,
personne ne peut nier l'importance des langues et la nécessité pour les jeunes
de les maîtriser pour assurer la réussite de leur parcours scolaire, puis
professionnel. Elles sont le moteur qui aide l'élève à comprendre les textes, à
les traiter et à aller au-delà des mots de la meilleure façon possible. Outre
leur importance scientifique et académique, nous pensons que l'initiation à la
philosophie permet de sauver notre société de son mépris pour les valeurs
idéales et les grands principes. Si une personne est élevée dans une pensée
philosophique dès son plus jeune âge, elle aura à cœur la propreté de son
environnement, le respect et de sanctification du travail, et la compréhension que ce
dévouement est le secret de son humanisme, de sa dignité et la clé de la
préservation la souveraineté de son pays. Cette conscience l'amène à se sentir
responsable de la défense de la liberté de pensée, de croyance et d'opinion.
En général, nous
croyons qu'il n'y a pas d'autre salut pour nous que ce qui a été inculqué à
beaucoup de nos jeunes : la mentalité de l'oisiveté, la recherche du profit
rapide, la pensée de la « harka », la consommation de drogues, de la
propagation de la violence scolaire, de la violation du caractère sacré de
l'école et des éducateurs, ainsi que de l'identification à la médiocrité et à
la trivialité. Il faut donc inculquer une pensée critique qui aspire au
meilleur et au plus élevé, et qui aime les arts et la beauté. C'est là que la
nécessité de la philosophie intervient plus que jamais.
Mossadak
Cherif
Sfax,
janvier 2025
Traduction :
Mongi Akrout, inspecteur général de l’éducation
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