dimanche 9 février 2025

Le journal Assabah ouvre le dossier de l'enseignement de la philosophie.

 


 

Mossadak Cherif

A l’occasion du quarantième jour de la mort du philosophe, du poète   Mahmoud Ben Jemaa qui nous a quittés le 7 janvier 2025, le blog pédagogique propose à ses lectrices et ses lecteurs l’interview réalisé par Mossadak Cherif  avec M° Mahmoud Ben Jemaa  quelques semaines avant sa mort, et publié par le journal Assabah.


 L’interview  aborde l'état de l'enseignement de la philosophie dans l’enseignement  secondaire tunisien, mettant en lumière ses défis majeurs : densité des programmes, complexité des contenus et difficulté de transposer les savoirs savants  en savoirs scolaires. M. Ben Jemaâ a souligné la faiblesse des élèves en langue arabe, qui affecte négativement leur compréhension de la philosophie. Il a également critiqué l'absence de dialogue entre les enseignants de philosophie, l’absence de révision régulière des programmes et leur déconnexion des préoccupations et des réalités des élèves.
L’interview se termine par un appel à une réforme globale de l'enseignement de la philosophie, centrée sur l'entraînement à la pensée critique, en insistant sur le rôle clé de la langue dans la compréhension et la réflexion philosophique, ainsi que sur la nécessité de collaboration entre les acteurs éducatifs .



Avec M. Mahmoud Ben Jema, inspecteur général de l'éducation, spécialité philosophie



La question éducative demeure au cœur des préoccupations des Tunisiennes et des Tunisiens depuis des années. Elle s’est imposée comme un sujet de débat public, particulièrement en raison de la crise que traverse l’école depuis quelque temps. Cette situation a incité de nombreux chercheurs et experts en pédagogie à réfléchir aux causes de cette crise du système éducatif tunisien et à ses répercussions sur les différents acteurs du processus éducatif : élèves, enseignants, cadres éducatifs et parents.

Dans ce contexte, le journal Assabah a suivi les travaux d’un colloque tenu le samedi 26 octobre 2024 au complexe culturel Mohamed Jamoussi à Sfax, sous le thème : « Quelle école pour quelle société »

Cette fois, nous avons choisi d’examiner la situation d’une discipline fondamentale parmi les enseignements dispensés : la philosophie. Cette matière, essentielle pour les élèves de troisième année secondaire, suscite un intérêt particulier, notamment chez les candidats au baccalauréat littéraire, mais également chez les élèves des autres filières, car elle constitue souvent un obstacle à la réussite de l'examen final.

Analyse de la situation par M. Mahmoud Ben Jemaâ
M. Mahmoud Ben Jemaâ, inspecteur général de l'éducation en philosophie, poète et traducteur, partage avec passion et une certaine amertume son analyse de la situation de l’enseignement de la philosophie.

 

M. Ben Jemaâ, quelle évaluation faites-vous des différents programmes d'enseignement de la philosophie ?

« J’ai pris ma retraite en octobre 2002. Je n’ai donc pas suivi de près les changements apportés aux programmes de philosophie et appliqués à partir de l’année scolaire 2007-2008. Cependant, lorsque ces programmes étaient encore à l’état de projet, je n’ai pas hésité à formuler des observations auprès de certains collègues concernés, y compris à mon ami, le directeur des programmes.

J’ai notamment exprimé mon opposition à l’introduction de la modélisation, jugée trop complexe pour les élèves et même pour les enseignants, y compris ceux des matières scientifiques. À ma connaissance, cette notion n’est même pas enseignée à l’université, que ce soit en philosophie ou dans les disciplines scientifiques. J’aurais préféré que le programme inclue des problématiques épistémologiques plus accessibles, en lien avec la formation reçue par les élèves avant le baccalauréat.

Le programme m’a également semblé trop dense, ne tenant pas compte du temps nécessaire aux situations pédagogiques en classe. Cela risquait de marginaliser, voire d’occulter, l’étude continue des œuvres philosophiques au profit d’une focalisation sur les thématiques du programme, notamment pendant l’heure hebdomadaire réservée à la méthodologie en quatrième année littéraire.

En feuilletant les manuels scolaires de philosophie destinés aux élèves de l’enseignement secondaire, je ressens un vertige, tout comme l’un de mes collègues. Ces manuels regorgent de textes et de détails, à tel point que les différentes couleurs utilisées ajoutent encore au vertige. J’ai été soulagé de constater que ce sentiment n’était pas uniquement dû à mon âge avancé. Peut-être que les concepteurs de ces manuels cherchaient à atteindre plusieurs objectifs simultanément :

1.   Fournir aux élèves des textes et des outils pour les analyser.

2.   Orienter les enseignants vers une méthodologie précise, en commençant par la situation significative.

3.   Proposer des exercices à faire en classe ou à domicile.

Résultat : le manuel est devenu si lourd qu’il n’encourage pas les élèves à l’amener en classe. Pourquoi ne pas concevoir deux manuels distincts : un recueil de textes organisé selon les dimensions de chaque thématique pour un usage en classe, et un manuel d’exercices destiné au travail à domicile ? Aujourd’hui, avec une meilleure connexion Internet dans toutes les régions, je propose une version numérique de ces deux manuels, en phase avec notre époque.

En général, on s’accorde à dire que les manuels scolaires devraient faciliter l’assimilation des leçons. Pourtant, selon certaines conceptions d’enseignants, ce manuel et le programme sont perçus comme un "avantage". Or, cette vision encyclopédique constitue précisément le problème. Cette approche caractérise l’enseignement de la philosophie depuis des décennies, malgré des tentatives d’allègement et quelques révisions.

Pourtant, tout apprentissage ne doit-il pas partir des acquis antérieurs des élèves pour être réellement efficace ?

 Nous donnons l’impression de vouloir transformer les lycéens en spécialistes de la philosophie et de son histoire avant même qu’ils n’aillent à l’université. Or, l’objectif de la philosophie au lycée est d’apprendre à philosopher à partir de problématiques spécifiques, en fonction du temps imparti à chaque filière. Et franchement, est-ce que l’enseignement de la philosophie à l’université permet vraiment d’acquérir une perspective encyclopédique ?

À l’université, l’histoire de la philosophie telle qu’elle est souvent enseignée constitue un obstacle à l’acquisition d’une pensée philosophique critique. Certains professeurs universitaires et leurs étudiants ne pensent qu’en se référant à tel philosophe devenu leur spécialité, si bien que l’approche se réduit à un simple récit historique, au détriment du traitement des questions philosophiques.

Ce mal de la narration historique, hérité de l’université, se retrouve dans les lycées, où les élèves se contentent de mémoriser les propos des philosophes. La philosophie leur apparaît alors comme un combat entre penseurs qui ne les concerne pas. Si l’enseignant adopte une méthode consistant à dicter ses leçons, le salut de l’élève réside soit dans la mémorisation de ces leçons, soit dans une indifférence totale.»

Professeur Mahmoud, quelle est la réalité de la matière philosophie aujourd'hui en classe ?

Après de nombreuses années d'enseignement, et en m'appuyant sur le témoignage d'un ami inspecteur toujours en activité – que je salue au passage – il a été constaté que la plupart des enseignants maîtrisent de manière satisfaisante les connaissances. Cependant, ils rencontrent des difficultés à les transformer d'un savoir académique en un savoir enseigné, notamment en ce qui concerne la modélisation et l'art. De plus, on observe une tendance au récit et une absence  de la méthode active, l'élève est "passif" pendant le cours. En résumé, la méthode magistrale prédomine dans l'enseignement de la philosophie.

Concernant l'heure de méthodologie prévue en terminale littéraire (qui se pratique par  groupe) elle est souvent sacrifiée et transformée en cours ordinaire, bien qu’elle soit importante  pour entraîner l'élève à la dissertation philosophique.

En outre, il existe une difficulté à construire une stratégie d'enseignement qui tienne compte des différences entre les élèves. L'enseignant agit souvent comme s'il faisait face à un groupe homogène d'apprenants.

Quant à l'interaction des élèves avec les cours, leur première impression est que les sujets sont "éloignés" de leurs centres d'intérêt. Pire encore, on observe une aversion chez les élèves des filières scientifiques et techniques. Cette situation est, selon mon collègue, due à l'incapacité de l'enseignant à adapter les outils pédagogiques, comme les exemples, aux spécificités de ces filières par rapport à la filière littéraire. En revanche, les élèves de 3ème  littéraire manifestent un intérêt pour les cours de philosophie. J'ai alors fait remarquer que le programme de cette classe part du quotidien pour aborder la question de la "réflexion", ce qui capte l'attention des apprenants et les pousse à interroger la réalité vécue

J'ai demandé à mon collègue si les questions du programme n'étaient pas trop abstraites et éloignées des préoccupations intellectuelles, psychologiques et pratiques immédiates des élèves, ainsi que de leur formation antérieure. Par exemple, ne serait-il pas préférable de se limiter à l'étude de la démonstration scientifique (mathématique et expérimentale), de la loi et de la théorie dans le cadre de la question de la vérité scientifique ?

Dans ce contexte, j'ai également fait remarquer à mon collègue que la question du "travail" avait occulté le concept d'aliénation en le réduisant à l'efficacité et à la justice. À noter que la question du travail est absente dans le programme de terminale scientifique et technique, tout comme la question de l'art. Quant à la religion, elle n'apparaît pas comme une question spécifique. Elle n'est évoquée que dans le cadre de la question de la "communication et des systèmes symboliques" en terminale littéraire, à travers l'un de ses aspects : le "sacré". Cette question est totalement absente des autres filières, où il n'y a pas de réflexion sur le sacré de manière générale.

Professeur Ben Jemaa, vous dites dans l'un de vos écrits : "Pas de philosophie sans maîtrise de la langue. La pensée naît et se développe dans et à travers la langue". Pouvez-vous expliquer cela?

Je ressens une perplexité intérieure que je partage ici, en m'adressant à mes collègues professeurs d'arabe avec quelques questions : n'ont-ils pas remarqué la baisse du niveau des élèves en langue arabe à la fin de l'enseignement secondaire, après 12 années d'apprentissage? Est-ce que le silence face à cette baisse continue depuis la fin des années 80 est la solution ? Si l'on ajoute à cela la langue hybride parlée quotidiennement – un mélange confus de langues qui a envahi les médias audiovisuels – l'ampleur du problème devient évidente.

L'enseignement de l'arabe littéraire (et des autres matières) n'est pas seulement un "moyen de subsistance", mais il porte aussi un message, celui qui vise à renforcer l'appartenance civilisationnelle, en plus des aspects méthodologiques et cognitifs. Ne pourrions-nous pas nous inspirer des méthodes utilisées dans d'autres pays, comme l'Allemagne, pour renouveler notre façon d'enseigner la langue arabe ? Étant donné que l'arabe littéraire n'est pas une langue de communication quotidienne en raison de l'usage du dialecte tunisien et de ses variantes régionales, pourquoi ne pas consacrer des séances pour l'expression orale en arabe littéraire, à l'image de certaines académies privées en Tunisie pour l'anglais ?

Mon petit-fils est inscrit dans une académie à Gabès où il fait deux heures par semaine, durant quatre ans, couronnée par un certificat reconnu internationalement en cas de réussite à un examen .

Et pour rappel, si les élèves de   1975  (lors de la prise de décision d’arabiser l’enseignement de la philosophie)  souffraient  d’une faiblesse en français, les élèves d’aujourd’hui, c’est de la faiblesse en langue arabe qu’ils souffrent.

En résumé, nous posons la question de l’arabe littéraire du point de vue civilisationnel  et éducatif tout en s’intéressant aux difficultés  que rencontrent  les élèves lors des cours de philosophie  en raison des difficultés de s’exprimer pour la majorité d’entre eux, cela se répercute négativement  sur l’assimilation des questions étudiées, car les enseignants n’ignorent pas la relation entre la langue et l’esprit.

Que proposez-vous pour réhabiliter la philosophie ?   

Un dialogue constructif entre les professeurs de philosophie de l'enseignement secondaire et supérieur serait souhaitable pour redonner à cette matière sa place dans la formation des apprenants. Ce dialogue pourrait se tenir lors de réunions pédagogiques organisées par les inspecteurs, dans des colloques de l'Association tunisienne des études philosophiques ou à l'Institut de philosophie de Tunis. Cependant, cette question concerne aussi tous ceux qui s'intéressent aux questions éducatives, en particulier dans les sciences humaines.

 

J’espérais que de nombreux collègues commenteraient sur les publications que j’ai partagées sur ma page personnelle et proposeraient d’autres idées. Cependant, j’ai été surpris par le silence de beaucoup d’entre eux, comme si émettre une opinion ou chercher des solutions à une situation qu’ils déplorent en privé était embarrassant. Pourtant, l’enseignement de la philosophie est marginalisé, avec un coefficient de 1, pour les élèves des filières scientifiques et techniques, qui constituent la grande majorité des élèves du secondaire. Par ailleurs, la filière littéraire est en déclin constant, et elle a même disparu dans de nombreux lycées.

 

Il est très regrettable que ce que les générations précédentes avaient construit ait été réduit à néant. Pour rappel, notre génération a résisté à l’islamisation de la philosophie que les autorités, en collaboration avec certains responsables de la discipline, voulaient imposer dans l’approche des sujets et le contenu des manuels scolaires. Le colloque d’Amilcar en 1976 a été un moment décisif, où les enseignants se sont mobilisés autour de revendications fondamentales, faisant pencher la balance en faveur du maintien de l’enseignement de la philosophie dans une perspective formative et critique. Et ce, malgré le fait que les autorités de l’époque misaient sur les différences de formation et de vision entre les professeurs diplômés des universités de l’orient  arabe et ceux formés en France et en Tunisie, pour des raisons politiques et idéologiques.

Beaucoup de ces revendications ont été réalisées grâce à une détermination inébranlable et une patience à toute épreuve. Il suffit de parcourir les différents programmes et les éditions successives des manuels scolaires de 1976 à 2004, avec le manuel Je pense, pour mesurer les succès obtenus dans l’ancrage des finalités de l’enseignement de la philosophie. Cependant, il y a eu, entre-temps, une baisse du niveau linguistique des élèves en arabe littéraire à partir de la fin des années 80 et au début des années 90. Cette baisse, dont les causes méritent d’être explorées, persiste encore aujourd’hui, et il a eu des répercussions négatives sur les conditions de la formation des élèves.

Jusqu’à présent, aucune réunion entre inspecteurs de philosophie n’a été organisée pour échanger des idées sur la révision des programmes et des manuels scolaires. Cependant, leur initiative de proposer une matière intitulée Éveil intellectuel dans l’enseignement de base (primaire et collège) est notable. Cette matière vise à entraîner les élèves à aborder des problématiques d’ordre philosophique.

À mon avis, une telle précipitation à introduire cette discipline à un si jeune âge pourrait avoir des effets contraires. Une telle démarche nécessite une formation spécifique pour les enseignants de philosophie et une préparation rigoureuse des supports pédagogiques. Mais concentrons-nous d’abord, ici et maintenant, sur la réforme de la philosophie dans nos classes du secondaire.

D’après nous, personne ne peut nier l'importance des langues et la nécessité pour les jeunes de les maîtriser pour assurer la réussite de leur parcours scolaire, puis professionnel. Elles sont le moteur qui aide l'élève à comprendre les textes, à les traiter et à aller au-delà des mots de la meilleure façon possible. Outre leur importance scientifique et académique, nous pensons que l'initiation à la philosophie permet de sauver notre société de son mépris pour les valeurs idéales et les grands principes. Si une personne est élevée dans une pensée philosophique dès son plus jeune âge, elle aura à cœur la propreté de son environnement, le respect et de sanctification  du travail, et la compréhension que ce dévouement est le secret de son humanisme, de sa dignité et la clé de la préservation la souveraineté de son pays. Cette conscience l'amène à se sentir responsable de la défense de la liberté de pensée, de croyance et d'opinion.

 

En général, nous croyons qu'il n'y a pas d'autre salut pour nous que ce qui a été inculqué à beaucoup de nos jeunes : la mentalité de l'oisiveté, la recherche du profit rapide, la pensée de la « harka », la consommation de drogues, de la propagation de la violence scolaire, de la violation du caractère sacré de l'école et des éducateurs, ainsi que de l'identification à la médiocrité et à la trivialité. Il faut donc inculquer une pensée critique qui aspire au meilleur et au plus élevé, et qui aime les arts et la beauté. C'est là que la nécessité de la philosophie intervient plus que jamais.

 

 

Mossadak Cherif

Sfax, janvier  2025

Traduction : Mongi Akrout, inspecteur général de l’éducation

 

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