L’homme n’est que récit après sa mort…[1]
Comme d’habitude, le blog pédagogique consacre les premiers billets de chaque nouvelle saison par des hommages à des enseignants ou à des écoles, après l’hommage fait à l’E.P. Al Falah, cette semaine notre ami Mossadek Cherif rend hommage à son maitre Feu Ali Baklouti, décédé le 22 janvier 2022, qui en plus d’avoir été un instituteur innovant et engagé, fut un « illustre journaliste, pionnier de la presse régionale. Fondateur de
la revue mensuelle La Gazette du Sud, dont le premier numéro était paru, il y
a 46 ans, le 1er janvier 1975, puis du mensuel en langue arabe Chems
Al-Janoub ( 1980) , il a largement contribué à la promotion d’une presse
régionale indépendante et de qualité, couvrant l’actualité du sud tunisien. Enseignant
de profession, parfaitement bilingue, Ali Baklouti était depuis son jeune âge
féru de journalisme… »[2] |
Mon instituteur,
Si Ali Baklouti, que Dieu lui accorde sa miséricorde, est décédé. Depuis que
j’ai appris la nouvelle, j’ai passé ma nuit éveillé et attristé.
Nos vies, à
mes camarades et moi, n’étaient pas joyeuse comme celle des enfants des
familles aisées qui habitaient loin de notre école primaire "l’école Ahmed
Charrad", et loin de notre quartier "Bouret[3] Khemakhem" et du
quartier "Zanqat Ach-Chichma". Nous vivions dans une pauvreté telle
que beaucoup de nos mères restaient perplexes jusqu’à l’appel à la prière du
Maghreb, voire celui d’Al-Icha, sans savoir quoi cuisiner pour le dîner.
La crise du
collectivisme[4]
avait frappé tout le monde. L’horizon était sombre, nos familles faisaient face
à des épreuves terribles, et nos pères arpentaient les rues à la recherche de
n’importe quel travail. Les mains étaient vides, et il était souvent impossible
d’assurer les dépenses quotidiennes régulièrement. Souvent, la patience des
épiciers du quartier, Mahmoud Njah, et celui
du quartier voisin (Bouret Touffaha) El Hassairi, que Dieu leur fasse
miséricorde, perdaient patience devant l’incapacité des habitants à régler
leurs achats.
La plupart
des habitants des deux quartiers vivaient dans l’austérité, mais ils tenaient
fermement à ce que leurs enfants poursuivent leurs études. Ils empruntaient
pour y parvenir, et certains allaient jusqu’à prêter à leurs voisins en se
privant eux-mêmes.
M° Ali Baklouti, qui nous a quittés, était
notre instituteur. Il nous faisait vivre dans sa classe une atmosphère qui
n’avait rien à voir avec le sombre horizon
et l’amertume des désillusions que nous
connaissions à l’extérieur. Plein de grands espoirs, il était connu pour son
esprit novateur et rêvait de lancer un journal régional intitulé "Sfax
Aujourd’hui". Il nous en parlait souvent, nous interrogeait à ce
sujet, attendait nos réponses et guettait nos avis. Mais cette ambition ne se
faisait jamais au détriment de notre éducation. Nous n’avons jamais ressenti
chez lui de manquement dans la préparation des leçons, de lacunes dans
l’explication des textes ou d’impatience face à nos questions.
Si Ali
Al-Baklouti, était un homme élégant, souriant, au visage rayonnant. Il
incarnait en même temps, la foi dans la
noblesse de sa mission éducative, qu’il avait embrassée avant ses vingt ans
avec un zèle juvénile, et une passion infinie pour le journalisme et les médias
en général.
Il
entretenait des liens d’amitié avec de nombreux élèves, notamment les plus âgés
à cause des redoublements successifs. Il organisait chaque semaine une partie de football entre les instituteurs et les élèves, de midi à une
heure de l’après-midi, dans un terrain vague connu sous le nom "Al-Jinan", en face de la cité "Kerkennah
Al-Jadida", là où se trouve aujourd’hui le poste de police d’Al-Boustan.
Je me souviens
également que Si Ali Baklouti, avait créé une coopérative dans notre école pour
acheter à crédit toutes les fournitures scolaires dont nous avions besoin. Il
avait confié sa gestion à des élèves sous la supervision de notre camarade
jovial Najib Al-Mezghani. J’ai aimé beaucoup cette initiative et je l’avais applaudie, car elle m’avait
souvent sauvé des punitions de mes enseignants lorsque j’oubliais mes stylos, mon
ardoise ou ma craie. La coopérative
était le dernier secours pour les élèves
étourdis, comme moi le premier, ma mère m’appelait « le chef des «
brouillons », elle qui en a beaucoup souffert Allah yarhamha.
Un jour, Si
Ali Al-Baklouti nous avait surpris en organisant la projection d’un court-métrage documentaire sur le mur de
la salle de classe. J’ai oublié le sujet du film, mais je me
souviens de la profondeur des
discussions que nous avions eues après la projection et son impact sur nous.
C’était une étrange et vivifiante
surprise, je ne me rappelle plus s’il y avait eu d’autres projections, mais je
suis sûr que la majorité d’entre nous
n’a jamais vu au paravent un film, à cette époque la télévision n’est pas entrée à nos maisons et même la radio n’était guère présente dans
plusieurs maisons, comment pouvions nous en avoir alors que l’indigence
touchait la population.
Les années
ont passé, mais je suis resté attaché au souvenir de mon instituteur, de mon
école et de mes camarades, toujours désireux de les retrouver. Heureusement,
j’ai eu l’occasion de contribuer à la revue "Chams Al-Janoub"[5], qui paraissait en arabe et en français, que Si Ali Baklouti,
avait fondée.
Ma dernière
rencontre avec lui remonte à une visite à son bureau au siège du journal. Il
m’avait longuement parlé des difficultés de distribution, du faible nombre
d’abonnements et de la rareté des publicités des entreprises locales, tout
comme du manque de soutien des gouvernements successifs aux médias régionaux.
Il m’avait confié avec amertume que «le pire, c’est que le responsable de la
communication au gouvernement a compliqué davantage les choses, alors qu’il est
originaire de Sfax et qu’il est le fils d’un homme des médias !"
Parcours
de Si Ali Baklouti Né à
Tunis, le 28 janvier 1938 • Instituteur
à Gaafour, puis à Sfax • Correspondant
régional du journal L’Action • Fondateur
des mensuels La Gazette du Sud, en 1975 et Chams Al Janoub, en 1980 • Membre
du Conseil de la presse • Chevalier
de l’Ordre de la République, 1977 • Officier
de l’Ordre du Mérite culturel, 1998 • Chevalier
de l’Ordre national du Mérite (France), 1991 Source :
Leaders 17/3/2022 |
Mossadek
Cherif
Texte
traduit par Mongi Akrout, Inspecteur général de l’éducation
Tunis- septembre 2025
Pour accéder à la version ARABER cliquer ICI
[1] L'expression
"l'homme n'est que récit après sa mort" signifie que l'héritage
d'une personne, ce dont on se souvient et ce qu'on raconte à son sujet après sa
disparition, constitue sa véritable "vie" après la mort
physique. En d'autres termes, c'est la mémoire collective et les histoires
racontées qui perpétuent son existence.
[2][2] Leaders 24/1/2022.
[3] A Sfax le terme « Bouret » est synonyme de quartier
[4] L’auteur parle de la deuxième moitié des années soixante quand l’état a opté pour une politique de collectivisation qui a provoqué une grave crise économique et sociale
[5] Fondé en
1980 par M. Ali Baklouti, "Chams El-Janoub", journal hebdomadaire
dont la vocation première est l'information régionale, a su s'adapter aux
exigences de son lectorat et évoluer en n'ayant de cesse de s'améliorer.
Principalement destiné aux affaires locales, les informations régionales et les
centres d'intérêt communs nationaux
http://regie.symphony.com.tn/index.php/support-medias/chams-al-janoub
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