lundi 20 octobre 2025

Hommage à mon instituteur Si Ali Baklouti

 L’homme n’est que récit après sa mort…[1]

Ali Baklouti

Comme d’habitude, le blog pédagogique consacre les premiers billets de chaque nouvelle saison par des hommages à des enseignants ou à des écoles, après l’hommage fait à l’E.P. Al Falah, cette semaine notre ami Mossadek Cherif rend hommage à son maitre Feu Ali Baklouti, décédé le 22 janvier 2022, qui en plus d’avoir été un instituteur innovant et engagé, fut un
« illustre journaliste, pionnier de la presse régionale.


Fondateur de la revue mensuelle La Gazette du Sud, dont le premier numéro était paru, il y a 46 ans, le 1er janvier 1975, puis du mensuel en langue arabe Chems Al-Janoub ( 1980) , il a largement contribué à la promotion d’une presse régionale indépendante et de qualité, couvrant l’actualité du sud tunisien. Enseignant de profession, parfaitement bilingue, Ali Baklouti était depuis son jeune âge féru de journalisme… »[2]

 

Mon instituteur, Si Ali Baklouti, que Dieu lui accorde sa miséricorde, est décédé. Depuis que j’ai appris la nouvelle, j’ai passé ma nuit éveillé et attristé.

Nos vies, à mes camarades et moi, n’étaient pas joyeuse comme celle des enfants des familles aisées qui habitaient loin de notre école primaire "l’école Ahmed Charrad",  et loin de notre  quartier "Bouret[3] Khemakhem" et du quartier "Zanqat Ach-Chichma". Nous vivions dans une pauvreté telle que beaucoup de nos mères restaient perplexes jusqu’à l’appel à la prière du Maghreb, voire celui d’Al-Icha, sans savoir quoi cuisiner pour le dîner.

La crise du collectivisme[4] avait frappé tout le monde. L’horizon était sombre, nos familles faisaient face à des épreuves terribles, et nos pères arpentaient les rues à la recherche de n’importe quel travail. Les mains étaient vides, et il était souvent impossible d’assurer les dépenses quotidiennes régulièrement. Souvent, la patience des épiciers du quartier, Mahmoud Njah, et  celui du quartier voisin (Bouret Touffaha) El Hassairi, que Dieu leur fasse miséricorde, perdaient patience devant l’incapacité des habitants à régler leurs achats.

La plupart des habitants des deux quartiers vivaient dans l’austérité, mais ils tenaient fermement à ce que leurs enfants poursuivent leurs études. Ils empruntaient pour y parvenir, et certains allaient jusqu’à prêter à leurs voisins en se privant eux-mêmes.

 M° Ali Baklouti, qui nous a quittés, était notre instituteur. Il nous faisait vivre dans sa classe une atmosphère qui n’avait rien à voir avec  le sombre horizon  et l’amertume des désillusions que nous connaissions à l’extérieur. Plein de grands espoirs, il était connu pour son esprit novateur et rêvait de lancer un journal régional intitulé "Sfax Aujourd’hui". Il nous en parlait souvent, nous interrogeait à ce sujet, attendait nos réponses et guettait nos avis. Mais cette ambition ne se faisait jamais au détriment de notre éducation. Nous n’avons jamais ressenti chez lui de manquement dans la préparation des leçons, de lacunes dans l’explication des textes ou d’impatience face à nos questions.

Si Ali Al-Baklouti, était un homme élégant, souriant, au visage rayonnant. Il incarnait en même temps,  la foi dans la noblesse de sa mission éducative, qu’il avait embrassée avant ses vingt ans avec un zèle juvénile, et une passion infinie pour le journalisme et les médias en général.

Il entretenait des liens d’amitié avec de nombreux élèves, notamment les plus âgés à cause des redoublements successifs. Il organisait chaque semaine une  partie de football entre les  instituteurs et les élèves, de midi à une heure de l’après-midi, dans un terrain vague connu sous le nom  "Al-Jinan", en face de la cité "Kerkennah Al-Jadida", là où se trouve aujourd’hui le poste de police d’Al-Boustan.

Je me souviens également que Si Ali Baklouti, avait créé une coopérative dans notre école pour acheter à crédit toutes les fournitures scolaires dont nous avions besoin. Il avait confié sa gestion à des élèves sous la supervision de notre camarade jovial Najib Al-Mezghani. J’ai aimé beaucoup cette initiative  et je l’avais applaudie, car elle m’avait souvent sauvé des punitions de mes enseignants lorsque j’oubliais mes stylos, mon ardoise ou ma  craie. La coopérative était  le dernier secours pour les élèves étourdis, comme moi le premier, ma mère m’appelait «  le chef des «  brouillons », elle qui en a beaucoup souffert Allah yarhamha.

 

Un jour, Si Ali Al-Baklouti nous avait surpris en organisant la projection  d’un court-métrage documentaire sur le mur de la salle de  classe.  J’ai oublié le sujet du film, mais je me souviens  de la profondeur des discussions que nous avions eues après la projection et son impact sur nous. C’était une étrange  et vivifiante surprise, je ne me rappelle plus s’il y avait eu d’autres projections, mais je suis sûr que  la majorité d’entre nous n’a jamais vu au paravent un film, à cette époque la télévision  n’est pas entrée à nos maisons et même  la radio n’était guère présente dans plusieurs maisons, comment pouvions nous en avoir alors que l’indigence touchait la population.

Les années ont passé, mais je suis resté attaché au souvenir de mon instituteur, de mon école et de mes camarades, toujours désireux de les retrouver. Heureusement, j’ai eu l’occasion de contribuer à la revue "Chams Al-Janoub"[5], qui paraissait  en arabe et en français, que Si Ali Baklouti, avait fondée.

Ma dernière rencontre avec lui remonte à une visite à son bureau au siège du journal. Il m’avait longuement parlé des difficultés de distribution, du faible nombre d’abonnements et de la rareté des publicités des entreprises locales, tout comme du manque de soutien des gouvernements successifs aux médias régionaux. Il m’avait confié avec amertume que «le pire, c’est que le responsable de la communication au gouvernement a compliqué davantage les choses, alors qu’il est originaire de Sfax et qu’il est le fils d’un homme des médias !"

Parcours de Si Ali Baklouti

Né à Tunis, le 28 janvier 1938

• Instituteur à Gaafour, puis à Sfax

• Correspondant régional du journal L’Action

• Fondateur des mensuels La Gazette du Sud, en 1975 et Chams Al Janoub, en 1980

• Membre du Conseil de la presse

• Chevalier de l’Ordre de la République, 1977

• Officier de l’Ordre du Mérite culturel, 1998

• Chevalier de l’Ordre national du Mérite (France), 1991

Source : Leaders 17/3/2022

 

Mossadek Cherif

Texte traduit par Mongi Akrout, Inspecteur général de l’éducation

Tunis-  septembre 2025

 Pour accéder à la version ARABER cliquer ICI

 

 



[1] L'expression "l'homme n'est que récit après sa mort" signifie que l'héritage d'une personne, ce dont on se souvient et ce qu'on raconte à son sujet après sa disparition, constitue sa véritable "vie" après la mort physique. En d'autres termes, c'est la mémoire collective et les histoires racontées qui perpétuent son existence. 

[2][2] Leaders 24/1/2022.

[3] A Sfax le terme « Bouret » est synonyme de quartier

[4] L’auteur parle de la deuxième moitié  des années soixante quand l’état a opté pour une politique de  collectivisation qui a provoqué une grave crise économique et sociale

[5] Fondé en 1980 par M. Ali Baklouti, "Chams El-Janoub", journal hebdomadaire dont la vocation première est l'information régionale, a su s'adapter aux exigences de son lectorat et évoluer en n'ayant de cesse de s'améliorer. Principalement destiné aux affaires locales, les informations régionales et les centres d'intérêt communs nationaux

 http://regie.symphony.com.tn/index.php/support-medias/chams-al-janoub

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