dimanche 1 février 2015

L’école rue du Pacha, première école moderne de filles tunisiennes : Première Partie



Avant-propos

Malgré les réformes successives du système éducatif,  en Tunisie, avant  l’instauration  du protectorat français, telles  que la réforme de l’enseignement  Zitounien qui était l’enseignement dominant, ou la création du collège Sadiki qui était une synthèse  intelligente entre les traditions culturelles arabo-islamiques et l'enseignement  moderne européen, la jeune fille musulmane tunisienne n'a pas eu  sa part  dans toutes ces  réformes, jusqu’à la fondation, en 1900, d’une école moderne pour « les filles musulmanes tunisiennes »[1], connue aujourd'hui sous le nom du" lycée  rue Al Pacha", à Tunis.

Quelles sont les caractéristiques de la situation de l'enseignement à l’époque ? Comment peut-on expliquer le retard de la scolarisation des jeunes filles, en comparaison avec les garçons ? Quel fut le rôle cette école dans le dans le développement de l'éducation des filles tunisiennes, en général ?

Première Partie : l'éducation des filles tunisiennes avant le protectorat

Jusqu’au début du vingtième siècle, la question de l’enseignement de la fille musulmane et la promotion de sa scolarisation étaient la grande absente dans les différents plans de réforme de l'enseignement en Tunisie.
L’apparition  d’écoles privées  étrangères dès le milieu du dix neuvième siècle n’a guère changé la situation de la scolarisation des filles  tunisiennes, puisque leur présence y a été insignifiante[2], l’éducation de la fille tunisienne musulmane se réduisait à l’apprentissage des tâches ménagères , et de quelques métiers manuels artisanaux comme le tissage, la broderie et la couture...Il n’est pas alors surprenant d’avoir  en 1900 un taux d'analphabétisme  autour de 99℅   parmi les femmes tunisiennes ( musulmanes et juives). 
1.    L’absence d’un plan pour la promotion de la femme
Malgré l'intérêt de certains réformateurs, tels que Ibn Abi Dhiaf et  Khair-Eddine, pour la cause de la femme et son éducation , à la lumière des questions qui leur ont été posées par  les étrangers,  visitant ou résidant en Tunisie, les différentes  réformes  scolaires  , y compris celles instituées par Khair-Eddine Pacha, n’avaient décidé aucune mesure en faveur de la scolarisation de la jeune fille musulmane tunisienne , ni  au niveau des kouttabs (enseignement coranique élémentaire), ni au niveau des annexes de la grande  mosquée.  L’instauration du protectorat français,  en 1881, n’a guère changé les choses, puisque  la Direction  de l'instruction  Publique qui avait en charge la question de l’enseignement , n’a pensé à ouvrir la première école  pour les filles musulmane   qu’en 1908, c'est-à-dire , 25 ans après  la fondation des écoles franco-arabes, alors que la première école pour les filles Françaises  existait depuis 1885 ;  il s’agit du  "collège Jules Ferry", qui a été fondé pour permettre  aux familles françaises installées  en Tunisie d’assurer à  leurs filles un enseignement similaire à ce que recevaient les filles françaises en  France.
Le retard de l’administration française et sa réticence s’expliquaient, peut- être, par sa crainte des réactions des Oulémas et des  familles tunisiennes qui voyaient dans l'éducation moderne, en particulier l'éducation des filles, une violation des traditions culturelles enracinées dans les pays arabo - musulmans.

2.    Les écoles privées des Communautés étrangères
La première école de filles, en Tunisie, remonte à l'année 1840, avec l’installation des Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition à Tunis, après leur expulsion d'Algérie[3]. Depuis, d’autres écoles de filles ont été fondées par des congrégations religieuses pour atteindre 15 écoles modernes en 1852.
Depuis 1852, l’importante communauté italienne installée en Tunisie a, elle aussi, ouvert ses propres écoles ; et, en 1855, le Consulat italien a fondé une école de filles ; la communauté maltaise fonda une école anglo-maltaise pour ses enfants.
Ainsi, en 1881, à la date de l’instauration du protectorat français, la Tunisie comptait 23 écoles étrangères, réparties comme suit : 20 écoles gérées par des religieux chrétiens (10 pour les garçons et 10 pour filles) - et trois écoles gérées par la communauté juive.
Le caractère religieux, (chrétiens ou juifs) de ces institutions, dont certaines avaient des fins de prosélytisme, explique la crainte et la réticence des familles tunisiennes qui ne voulaient pas scolariser leurs enfants, et en particulier les filles, dans ces établissement ; la présence des enfants tunisiens y était très « faible et même négligeable »[4].
Cependant, Ces écoles ont contribué à la propagation de l'éducation moderne dans le pays grâce au soutien matériel et moral des beys de Tunis puis de celui des autorités coloniales française depuis 1881.

3.    Le rôle des « dar al moallma » ou des « maitresses - ouvrières »

A défaut de la scolarisation, les familles aisées organisaient pour leurs filles  des cours particuliers à domicile,  où elles apprenaient les règles de la religion musulmane, la lecture, l'écriture, et même les langues étrangères ; quant aux autres familles, qui ne pouvaient ni financer des cours particuliers à domicile pour leurs filles ni les envoyer aux kouttabs, ou aux annexes  de la Grande Mosquée,   elles choisissent de les  mettre en apprentissage  dans des maisons qu’on appelait  « Dar moallma », où elles apprennent à tenir un foyer,  et selon le milieu , la couture, le tissage, la broderie ,  le tricotage   …, c’est à dire les préparer à bien tenir  un foyer,  et  à dispenser  les soins nécessaires à l’éducations de leurs futurs enfants.
Ces maisons se trouvaient dans les différents quartiers de la capitale et dans les autres villes ; elles accueillaient les filles âgées de 5 à 12 ans ; elles étaient gérées par des Moallmas qui supervisent l'apprentissage et l’éducation des filles ; les Moallmas mettaient en vente - à leurs propres profits- les objets et les travaux réalisés effectués par ses élèves.
Quand les jeunes filles achèvent leur formation, certaines se mettaient à préparer leur trousseau de mariage chez elles, alors que d’autres continuent à travailler chez leur maîtresse italienne ou maltaise qui ne manquait pas de les exploiter, en leurs achetant leurs travaux de broderie ou autres à des prix dérisoires, pour les revendre.
 Parmi les plus célèbres  maisons de l’époque, on peut citer  l’Ecole primaire de filles musulmanes de la rue du Riche connue sous le nom "Dar Bint al Fakhri ", qui enseignait, au début du XXe siècle, l'arabe et la religion musulmane, la grammaire et l'arithmétique ainsi que la broderie, ce qui a incité les autorités éducatives  d’en faire,  dès 1911, une annexe  de  l'École Normale des institutrices de Tunis, spécialisée dans la préparation des  institutrices  tunisiennes et européennes qui se destinaient à exercer dans  des écoles françaises, ou dans les écoles  franco-arabes.[5]

C’est dans ce contexte qu’était née la première école de filles musulmanes qui a ouvert, timidement, ses portes au mois de mai de l’année 1900[6].
   A suivre la deuxième partie 



Hédi Bouhouch et Mongi Akrout, Inspecteurs généraux de l’éducation, retraités.
Août 2013.


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AAA - L'enseignement de la Tunisienne du début du XXe siècle à l'Indépendance


Baccar bournaz Alia «La Dame de Dar El Bacha» Zoubeïda Amira, première éducatrice tunisienne (1917-2006)  la presse de la femme , 17-09-2010 

Bakalti, Souad, 1990, « L’enseignement féminin dans le primaire au temps de la Tunisie coloniale » , revue de l’institut des Belles Lettres Arabes ,53 ,166 :249-273.
Bakalti ,Souad. (1996). La femme tunisienne au temps de la colonisation 1881-1956. Paris: l'Harmattan.
Julia Clancy Smith, « L'École Rue du Pacha, Tunis : l'enseignement de la femme arabe et « la Plus Grande France » (1900-1914) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 12 | 2000, mis en ligne le 08 février 2005, consulté le 09 janvier 2015. URL : http://clio.revues.org/186 ; DOI : 10.4000/clio.186
Julia Clancy Smith, l’éducation des jeunes filles musulmanes  en Tunisie : Missionnaires religieux et laïques , in Le pouvoir du genre :Laïcité  et religions1905-2005 ; PUM 2007 Florence Rochefort
Presses Univ. du Mirail, 2007 - 272 pages

 



 

 








[1] Julia Clancy Smith, « L'École Rue du Pacha, Tunis : l'enseignement de la femme arabe et « la Plus Grande France » (1900-1914) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 12 | 2000, mis en ligne le 08 février 2005, consulté le 09 janvier 2015. URL : http://clio.revues.org/186 ; DOI : 10.4000/clio.186

[2] En 1885 l’école primaire pour jeunes filles tenue par les sœurs de saint Joseph de l’apparition à la Goulette ne comptait parmi ses 148 élèves qu’une seule fille musulmane et 16 jeunes filles juives. Julia Clancy Smith, l’éducation des jeunes filles musulmanes en Tunisie : Missionnaires religieux et laïques, in Le pouvoir du genre : Laïcité et religions1905-2005 ; PUM 2007 

[3] Ahmed bey (1837-1856) qui avait accordé refuge Sœurs de Saint Joseph de l'Apparition après leur expulsion d’Algérie , avait accordé aux sœurs le premier bâtiment de l’école situé à Sidi Saber  ( Julia Clancy Smith, l’éducation des jeunes filles musulmanes  en Tunisie : Missionnaires religieux et laïques , in Le pouvoir du genre :Laïcité  et religions1905-2005 ; PUM 2007

[4] - Souad BAKALTI, La femme tunisienne au temps de la colonisation (1881-1956)  p 116 , L'Harmattan, 1996.
[5] - S.Bakalta, OP. cité  p 120

[6]-  « Mme Eigenschenck, veuve d’un haut fonctionnaire français, prit en charge sa direction et ouvrit cette école dans un très modeste local au n° 17 de la rue Ben-Nejmaâ, avec seulement cinq fillettes. Elle allait de maison en maison pour convaincre les parents d’y envoyer leurs filles, mais ceux-là restaient récalcitrants» d’après  AAA - L'enseignement de la Tunisienne du début du XXe siècle à l'Indépendance





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