dimanche 8 février 2015

L’école rue du Pacha, première école moderne de filles tunisiennes : Deuxième partie




Nous poursuivons cette semaine la présentation  de la première  école moderne pour « les filles musulmanes tunisiennes », connue aujourd'hui sous le nom du" lycée  rue El Pacha", à Tunis.
 Après avoir présenté brièvement, la semaine passée, le contexte général qui a vu naître cette institution, nous analysons dans cette deuxième partie les péripéties de l’école et sa contribution dans  le développement de l'éducation des filles tunisiennes.



Deuxièmement : l’école des filles musulmane rue du Pacha

1.    Une école intégrée dans le tissu social de la Médina

La nouvelle institution est appelée souvent «école islamique pour les filles", ou « école Louise Renée Millet", au nom de sa « bienfaitrice française » [1], l'épouse du Résident général français de l'époque.
Depuis sa création, les fondateurs de l’école avaient choisi de l’installer au cœur de la Médina de Tunis, pour des raisons stratégiques et pratiques, afin qu’elle soit proche des familles de la bourgeoise Tunisoise ; dans le palais[2] d’Ismaïl Pacha qui appartenait à une riche famille tunisoise, spécialisée dans l’industrie de la chéchia.

Depuis 1912, l’école déménagea à la rue al Pacha ( l’adresse actuelle), et s’installa dans une demeure qui appartenait à la famille Bach Khoja, caractérisée par son bon emplacement et sa splendide architecture qui attirent les  familles tunisoises, et qui les rassurent  sur la sécurité de leurs filles, vu la proximité  de l’école avec le Palais de la Casbah, siège du gouvernement,  et son intégration dans le tissu social de la médina[3],  ce qui réduit les trajets que devaient faire les jeunes filles chaque jour entre l’école  et leur lieu d’habitation.

2.    Une école au service du rapprochement entre deux cultures et deux civilisations
Pour le Directeur de l’instruction publique, Louis Machuel, qui a soutenu et encouragé le projet, l’ouverture de l’école visait deux finalités complémentaires :
§  d’abord، améliorer l'état de l'éducation de la population tunisienne en s’occupant de la scolarisation de fille musulmane
§  et permettre à l’influence française de pénétrer la société tunisienne par la voie de la scolarisation des filles، et en leur apprenant la langue française.
 Machuel, esprit ouvert et tolérant, qui aspirait à offrir à la jeunesse tunisienne une éducation moderne, voyait dans cette école, une école laïque, différente des écoles des missionnaires chrétiens, un moyen capable de préparer le rapprochement entre les tunisiens et les français ; il pense que les femmes instruites seront de bons intermédiaires entre les deux sociétés et les deux civilisations.
À cette position, s’oppose l’attitude des colons et surtout les prépondérants qui affirmaient que les « indigènes » n’étaient prêts pour une éducation moderne ; ils pensaient aussi que les enfants scolarisés de la bourgeoisie tunisienne étaient les pires ennemis de la colonisation et des adversaires acharnés.
Par contre, l’élite Tunisienne, comme Béchir Sfar, président de l’administration des Biens Habous, voyait  dans cette institution l'école tunisienne moderne qui répond aux aspirations des familles tunisiennes  qui désirent  donner à leurs filles une  éducation moderne, ouverte sur les langues, les sciences et les arts, sans perdre de vue leurs racines et leur identité. C’est ainsi qu’ils l’avaient soutenu matériellement[4] et moralement ; et ils ont tenu, en même temps, à faire évoluer sa mission et ses programmes ; à cette position favorable, une partie de l’élite (imbue de la culture occidentale) avait exprimé une attitude opposée , une attitude conservatrice surtout en ce qui concerne l’éducation de la femme musulmane ; elle s’est traduite par des critiques virulentes à l’encontre de « l’école  des filles musulmanes ». M° Sadok Zmerli s’est fait le porte parole de cette partie de l’élite tunisienne , en s’exprimant  au congrès de l’Afrique du nord qui s’est tenu en 1908, pour dire que cette école ne répondait pas aux désirs et aux attentes des élèves et de leurs parents , parce qu’elle avait négligé l’enseignement de la langue arabe au profit de la langue française ; Zmerli revendiquait des écoles sur le modèle turc ou syrien qui enseignent en arabe ce dont une fille musulmane aura besoin pour éduquer ses futurs enfants, selon les valeurs de sa religion
3.    Une école au statut intermédiaire entre le public et privé

L’école de filles musulmanes n’étaient « pas totalement sous la tutelle » de la Direction de l'enseignement public, mais elle n’était pas non plus une école privée comme les écoles des missionnaires étrangers qui utilisaient des langues étrangères dans l'enseignement (français, italien ou anglais), mais c’était une école semi-privée liée directement au secrétariat général du gouvernement tunisien.
Depuis 1902, un Conseil franco-tunisien a pris en charge la gestion de ses ressources de bienfaisance, la partie tunisienne du conseil, représentée par Béchir Sfar, Président de l’association des habous, a doublé son soutien financier sous la condition de l’engagement de la direction de l’école d’introduire l’enseignement du Coran, de la langue et de la littérature arabe.

Et c’est, peut-être, cette association qui explique le succès de l’école: en effet,  la cogestion, la gratuité des études et  la prise en charge des frais des études et de la cantine par l’association des Habous  ont permis à l’école de se développer, et ont encouragé les familles tunisoises à  y envoyer leurs enfants.  
4.    L’éducation assurée par l’école était une synthèse entre l’éducation françaises et les traditions tunisiennes

La direction de l'école a tenu, depuis le début, à en faire une école différente des autres écoles existantes, « son but n’était pas d’enseigner aux jeunes filles l’art des travaux domestiques ou l’artisanat, ni de faire du prosélytisme comme les écoles religieuses libres   mais d’offrir une véritable éducation moderne » (Smith, 2005),
La direction étudia les programmes des autres écoles de filles « surtout celles des missionnaires anglaises et de l’Alliance Israélite Universelle », pour éviter les questions qui étaient à l’origine des réticences des parents tunisiens à scolariser leurs filles dans ces écoles ; elle a aussi bénéficié de l’expérience du collège Sadiki qui avait réussi de faire une   synthèse intelligente entre les exigences d’une éducation moderne et la culture arabo-musulmane. Elle a enfin emprunté à l’école française ses programmes et ses méthodes pédagogiques.

À la demande de la partie tunisienne, la direction de l’école avait inclus dans ses programmes, l’enseignement du Coran, du Hadith et la langue arabe, ainsi que les mathématiques, la science, et la langue française.
 Ainsi, l’école des filles musulmanes adoptait un programme spécifique, sa directrice Mme Charlotte Eigenschneck n’a pas cessé de développer les programmes et les méthodes, chaque année en rentrant de vacances elle ramenait de France les innovations, dans le domaine de l'éducation des filles en Europe.
C’est ainsi que,  depuis 1910, les examens de fin d’année  sont devenus semblables aux examens  des écoles françaises, avec les adaptations  nécessaires, et  en 1912 , lorsque l’école déménagea dans ses nouveaux locaux Rue du Pacha, les programmes de français appliqués sont devenus similaires aux programmes des écoles de filles en France, avec quelques adaptations pour ménager « les susceptibilités de la population locale  »  ainsi l’enseignement du chant, « fut suspendu  car les parents craignaient l’association négative entre chant et « comportement immoral »(Smith, 2005)
Les journées d’études comportaient deux séances :  la  séance matinale  consacrée  « à la composition et la dictée en français » et  le  calcul , et la  séance de l’après midi  consacrée à « l'éducation islamique , la langue arabe, l'histoire, la géographie ,l’expression orale en français   et les règles de l’hygiène et surtout, à la puériculture ». (Smith, 2005)

5.    La structure de l’école   avait connu une lente évolution.

Conçue an début comme une école primaire, l’école l’est restée jusqu’au 22 Août 1945[5], date à laquelle elle devient un collège secondaire publicة relevant de la Direction Générale de l’enseignement public comprenant   une section primaire,   un centre de formation professionnelle, ainsi que des cours qui préparent pour l’examen de la première partie du baccalauréat. Aujourd'hui, l’école est devenue lycée secondaire.

6.    Une direction fortement engagée et très vigilante
L’école a connu, depuis sa création jusqu’à la veille de l’indépendance, trois directrices :
- Mme Charlotte Eigenschneck، [6]qui est la fondatrice de 1900 à 1941
- Mme Gérardin:  de 1941 à 1952,
- Mme Charifa Messadi : 1952 à 1955 ,
- Mme Zoubeïda Amira[7] 1955 à 1974.( première directrice après l’indépendance)

La première Directrice, Charlotte Eigenschneck, restée au poste  41 années, avait joué un rôle de premier ordre aussi bien  au sein de l'école qu’en dehors d’elle:
A l’intérieur de l’école, elle veillait à choisir les meilleurs enseignants, par exemple pour l’enseignement islamique et la langue arabe, elle recrutait les professeurs renommés pour leur compétence scientifique et pédagogique, parmi des personnes âgées, afin d'apaiser les craintes des parents.  Elle veilla aussi à assurer le confort pour ses élèves en     organisant un système de cantine à l'école, afin d'éviter aux   filles de se déplacer quatre fois par jour.
Elle tenait aussi à respecter les coutumes locales et évitait de les heurter c’est ainsi qu’elle permettait aux de venir à l’école voilées  
« Elles arrivaient voilées à huit heures du matin, accompagnées d’un parent ou d’une servante, et, en fin d’après midi, elles repartaient, voilées de nouveau et chaperonnées. »
Ou encore, en retouchant les photos souvenirs de la fin de l'année scolaire à la demande des parents « Surtout d’un père qui ne voulait pas que le visage de sa fille soit exposé au public ».
Ne limitant pas ses actions à l’intérieure de l’enceinte de l’école, la directrice cherchait à tisser des liens avec les familles de ses élèves (elle parlait couramment la langue arabe), les visitant chez eux, parlant aux mères pour les rassurer et les encourager à envoyer leurs filles à l'école, et il lui est arrivée d’inviter les mères à la fête de fin d’année.
Elle  n’a cessé aussi d’intervenir  auprès  des autorités et des organismes de bienfaisance pour obtenir des fournitures scolaires et du matériel d'enseignement, ou pour assainir les environs de l’école comme pour fermer un café mal fréquenté qui se trouvait sur le chemin de l’école  « Un père fit directement appel à Madame Eigenschneck, l’implorant de faire fermer, à proximité de l’école, un café populaire qui servait de l’alcool aux ouvriers méditerranéens du quartier ».

Il semble que le succès de la première Directrice s’explique par son engagement à concilier entre la culture européenne et la culture de arabo-islamique, « Madame Eigenschneck parlait couramment l’arabe tunisien et manifestait un véritable respect pour les gens et la culture du pays »   elle a joué un rôle de médiation fructueuse entre les autorités et l'école, et entre l’éducation de fille musulmane et l’éducation de fille européenne.
Et c’est, peut-être, que cet équilibre qu’elle a réussi à établir qui explique que les familles tunisiennes aient accepté son école, et que les prépondérants l’avaient toléré et n’avaient pas exigé sa fermeture.
 Peut-être que, c’est cette modération qui est le secret de la bonne réputation de l’école et  des bons commentaires  qui circulent à son  sujet, dont les échos  avaient dépassé les frontière de la  Tunisie pour arriver au pays du Maghreb et la capitale française  français, cette école est devenue un modèle de réussite  « de   la colonisation   éclairée » ;  la meilleure preuve du succès de cette œuvre  l'évolution  continue du nombre d'élèves qui se multiplia par 100 en moins de 30 année d’existence ,  comme  l’indique le tableau suivant[8],amenant l’ouverture de nouveaux annexes « Très lentement, les familles musulmanes prirent confiance et petit à petit s’enhardirent à envoyer leurs filles. On dut créer une première annexe rue Sidi-Essourdou, puis un peu plus tard une deuxième au 9, rue Monastiri, actuellement Dar Monastiri. En 1910, l’école fut installée au 20, rue Monastiri dans un vieux palais arabe. Enfin, la même année, la Jemaîa des Habbous accorda un crédit assez considérable pour la construction du bâtiment primaire dont le portail donnait rue du Pacha. Le bâtiment fut inauguré en 1912, il comportait même une petite infirmerie. [9] 


Nombre d’élèves
Année
5
1900
18
1901
25
1902
40
1903
100
1905
420
1922
456
1925
501
1927
565
1928


Conclusion
 De nombreux facteurs ont contribué aux succès de cette institution éducative moderne pour les filles musulmanes parmi lesquels on peut citer :
-         Le soutien et les encouragements continus de la part de l’autorité administrative
-           L’engagement des habitants de la ville de Tunis et surtout celles qui appartenait à la classe aisée, qui ont soutenu le projet financièrement et moralement,
-          Le rôle de la première directrice qui a réussi, par son engagement et son ouverture d’esprit, à concevoir des programmes qui concilient les deux cultures et les deux civilisations, et qui servent de pont entre les deux sociétés.
-         Enfin l'attitude positive des familles tunisiennes vis-à-vis de ce nouveau type d’école et d’enseignement pour la fille musulmane,   d’ailleurs le succès de l’école de la rue du Pacha avait amené la direction de l’enseignement public à fonder de nouvelles écoles du même genre depuis 1908 pour répondre à la demande croissante des familles tunisiennes, en 1929 on comptait 3173 filles musulmanes scolarisées.


Hédi Bouhouch et Mongi Akrout, Inspecteurs généraux de l’éducation, retraités.
Août 2013.


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L’instruction de la femme musulmanece qu'elle doit être Par Sadok Zmerli



AAA - L'enseignement de la Tunisienne du début duXXe siècle à l'Indépendance



Baccar Bournaz Alia «La Dame de Dar El Bacha» ZoubeïdaAmira, première éducatrice tunisienne (1917-2006)  la presse de la femme , 17-09-2010 


Bakalti, Souad, 1990, « L’enseignement féminin dans le primaire au temps de la Tunisie coloniale » , revue de l’institut des Belles Lettres Arabes ,53 ,166 :249-273.
Bakalti ,Souad. (1996). La femme tunisienne au temps de la colonisation 1881-1956. Paris: l'Harmattan.
Julia Clancy Smith, « L'École Rue du Pacha,Tunis : l'enseignement de la femme arabe et « la Plus GrandeFrance » (1900-1914) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 12 | 2000, mis en ligne le 08 février 2005, consulté le 09 janvier 2015. URL : http://clio.revues.org/186 ; DOI : 10.4000/clio.186
Julia Clancy Smith, l’éducation des jeunes filles musulmanes  en Tunisie : Missionnaires religieux et laïques , in Le pouvoir du genre :Laïcité  et religions1905-2005 ; PUM 2007 Florence Rochefort
Presses Univ. du Mirail, 2007 - 272 pages

 



 

 








[1] Julia Clancy Smith, « L'École Rue du Pacha, Tunis : l'enseignement de la femme arabe et « la Plus Grande France » (1900-1914) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 12 | 2000, mis en ligne le 08 février 2005, consulté le 09 janvier 2015. URL : http://clio.revues.org/186 ; DOI : 10.4000/clio.186

[2] Ce palais se trouve aujourd’hui  Rue al monastiri à proximité du mausolée qui est l'approche  de Sidi Mehrez bin Khalaf (Sidi Mehrez).il abrite actuellement le centre national de la traduction

[3] Clanay Smith. Julia .Op.cité
[4] « Bashir Sfar s’occupa lui-même de trouver, dans la médina, un local pour l’école. »  «  Les dépenses en grande part couvertes par l’administration des Biens Habous, un conseil franco-tunisien gérant les revenus considérables provenant des œuvres pieuses musulmanes. Cette association contribua à légitimer l’établissement aux yeux des parents musulmans qui y envoyaient leurs filles. En 1902 les Tunisiens du conseil augmentèrent leur soutien financier à l’école Millet, mais à condition que la langue et la littérature arabes et le Coran soient enseignés »(Smith, 2005)   Op,Cité

[5] A.B.B., L'enseignement de la Tunisienne du début du XXe siècle à l'Indépendance http://www.leaders.com.tn/article/l-enseignement-de-la-tunisienne-du-debut-du-xxe-siecle-a-l-independance?id=9053

[6] Mme Charlotte Eigenschneck est la veuve d’un officier français décédé en 1899  qui occupait la fonction d’officier de liaison entre le palais du BEY  et l’administration du protectorat, quand elle  fonda l’école elle avait déjà 16 ans de vie en Tunisie, elle parlait couramment l’arabe et avait beaucoup de respect pour la culture, la religion et les traditions du pays

[7]Alia Baccar bournaz «La Dame de Dar El Bacha» Zoubeïda Amira, première éducatrice tunisienne (1917-2006)  la presse de la femme , 17-09-2010 
http://www.lapresse.tn/22122014/12554/la-dame-de-dar-el-bacha.html

[8]  Le tableau a été confectionné à partir des informations puisées dans l’œuvre de S. Bakali , op.cite , pp 135 et 136.

[9]  AAA- L'enseignement de la Tunisienne du début du XXe siècle à l'Indépendance ; o.cité

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