lundi 7 mai 2018

Hédi Bouhouch : Une vie de chercheur




 
HEDI BOUHOUCH


Entre avril et avril, une année entière alourdie par  les adieux et les départs : c’est  la fin d’une génération et le commencement de la fin d’une autre. Est-ce une ère de l’histoire de l’enseignement qui s’achève ?

Ahmed Brahim, Abdelkader Mhiri , Mongi Chemli ,Taoufik Baccar et Al Hédi, tous m’étaient proches même dans la différence . Trois appartenaient à une génération précédente réunis par la revue Attajdid avec son icone des années soixante avec d’autres noms comme S.Garmadi , et deux de ma génération. Dans les années Soixante dix, on ignorait la nature des liens , de la coopération et de l’émulation et des différences entre eux .

   

A l’exception de Chemli  qui a choisi l’isolement,  chacun d’eux, dans ses derniers jours, m’a demandé des nouvelles de l’un parmi eux, comme des compagnons  de voyage qui s’apprêtaient à partir, inspectant les uns les places des autres sur le même bateau, tous étaient des nuances claires et foncées dans ce courant national modéré , cultivé et ouvert, des gens d’esprit et de raison, conservateurs et rénovateurs à des degrés différents, pragmatiques, chacun à sa manière, méthodiques, fidèles et fiers  de leur identité tunisienne , attachés à sa langue et l’ histoire de sa civilisation, humanistes dont chacun tenait  à sa propre personnalité et aux spécificités de la personnalité nationale, linguistique et religieuse. Aucun d’eux ne niait une composante de ce pays ou n’avantageait une composante sur les autres si ce n’est la nécessité méthodologique qui exige l’inclusion de la partie dans le tout. Et ce tout qui n’est en dernier ressort que la Tunisie et l’Homme, ces deux limites entre lesquelles se situaient les autres identités.
Tous étaient mes proches , tous appartenaient aux trois générations qui ont bâti l’Ecole tunisienne, cette Ecole qui a sauvé la Tunisie, et qui a empêché que le printemps arabe ne devienne un automne, Tous ont défendu la liberté du savoir et de l’enseignement , de l’indépendance de l’institution , avec des humeurs et des styles  différents  pour apaiser les excès du pouvoir, des approches souvent considérées par certains, mal informés, comme étant des positions issues de principes contradictoires.
Al Hédi était un symbole (une icône) parmi eux, dans son silence et sa persévérance, chose que seuls ceux qui étaient imbues de l’esprit de l’école tunisienne ont pu comprendre ,percevoir ou saisir.
Trois générations conscientes de leur continuité et de leur enracinement dans l’histoire : la génération des précurseurs , Mahmoud Messadi et Ahmed Abdessalem , puis la génération des bâtisseurs Garmadi, Mhiri , Chemli et Baccar, et voilà que le temps commence  à s’en prendre à la troisième génération, la mienne , et entre ceux-là et ceux qui les avaient précédés et ceux qui  les avaient succédés , l’histoire continue son chemin inévitable. 
Je n’ai pas cité tous les proches de Hédi , mais l’Ecole tunisienne est plus grande et plus large et elle le restera , et la dernière parole sera pour ceux qui sont imbus de son esprit renouvelé et profondément enraciné. Quant aux autres, ils ne laisseront que ce que laissent  les orages et les cyclones. Telle est la loi de la vie : sol emporté, arbres arrachés, on croyait que c’est l’apocalypse mais ce n’est que la vie qui  se renouvelle grâce à ses lois , telle est l’Ecole aux origines authentiques dans l’esprit tunisien.
Qu’on fasse aujourd’hui l’oraison funèbre  Al Hédi en ne citant que ses qualités bien à lui ne signifie que l’enterrement d’un collègue. La vérité c’est que Al Hédi ne monopolisait guère ces qualités  mais il se distinguait par sa représentativité symbolique de toute une génération précédente  et chevronnée : Ahmed Soua, Mohsen Mezghanni, Abdelaziz Ben Youssef, Sadok ben Omrane, et d’autres des diverses spécialités, que Dieu préserve les vivants  comme Moncef Ladhar et tous les amis engagés pour l’esprit de l’école tunisienne , l’école du  barrage  qui ne se brise pas.  C’est une symbolique qui n’est pas chez tous les  ( acteurs)  actifs.

Al Hédi était parmi ses collègues , un camarade au pluriel, calme sans faux semblant ni leadership, et ce n’est par pur hasard qu’il fut le premier de l’amicale parmi les inspecteurs , leur premier défenseur à un moment où  personnellement , il n’avait guère besoin  qu’on le défende , il était parmi les innovants de l’enseignement de la langue arabe , au sein d’un groupe qui se préoccupait de cet enseignement depuis la formation de ce groupe.   

Al Hédi était, comme l’indique son prénom, réellement un homme calme, sage, aspirant aux innovations mais se méfiant des tendances et des effervescences. Et ce depuis que je l’ai connu  alors qu’on était tous les deux en deuxième année de la licence. On faisait partie du même groupe à la faculté des lettres et des sciences humaines qui a rassemblé des étudiants de la section arabe de l’école normale supérieure et des étudiants de l’Institut de Presse, la formation était à l’époque dans ces deux institutions une formation complémentaire à celle qu’assurait la faculté des lettres.
Son orientation  vers études linguistiques était claire dès le début  en plus d’un intérêt secondaire pour les études structuralistes en littérature, et un penchant de gauche dans les méthodes de pensée et dans les styles de travail.
 Depuis le début, il tenait à s’informer, de découvrir, de vérifier et de se documenter. Telles sont les caractéristiques du chercheur, et en effet, il est resté un chercheur dans sa spécialité linguistique  et un chercheur dans sa spécialité didactique à la fin de ses jours.
On  a suivi ensemble l’année préparatoire à l’agrégation à l’école normale supérieure au cours de l’année universitaire 1972 /1973 , son orientation linguiste s’est confirmée avec une étude statistique des formes verbales dans le livre «  Al Boukhala » et le livre «  AL Ayam », grâce à laquelle il obtint le certificat d’aptitude à la recherche ( C.A.R) sous la direction de Taieb Baccouche. Ce certificat est l’équivalent juridiquement au diplôme des études approfondies depuis 1993, puis au magister depuis 2001. Ce certificat a joué un rôle dans certains de ses choix didactiques dans le cadre du courant structuraliste dominant.

A cette époque, fut créé le diplôme de recherches approfondies, l’équivalent de ce qu’on appelait doctorat de 3° cycle dans les spécialités scientifiques, et c’est la même qu’on appelait depuis 1993 le doctorat unique. Et elle  est devenue depuis sa création , la deuxième voie avec l’agrégation pour s’inscrire pour le Doctorat d’Etat qui fut supprimé officiellement en 1993  et remplacé par l’habilitation scientifique.
Certains de notre promotion n’étaient trop attirés par l’agrégation. On faisait confiance aux orientations  de Salah Garmadi et de Taoufiq Baccar, et on voulait continuer avec eux dans la même voie, si bien que le choix de Hédi de ce diplôme doctoral (DRA) avec un sujet lexicographique sur « Lsan al ‘arab » n’était que l’expression de notre soif à tous pour la recherche approfondie,  mais j’étais contraint de suivre la voie de l’agrégation pour respecter les directives de l’Ecole Normale Supérieure dont j’étais boursier, or la bourse à cette époque était proche du salaire d’un professeur.

En dépit de ses prédispositions innées pour la recherche , El Hédi n’était pas chanceux sur le plan académique. Et  je vais citer ici des choses que je me dois de citer, et je me limiterai à ça et aux messages qu’elles impliquent implicitement, sans entrer dans les détails car le contexte ne le permet guère.
El Hédi avait choisi pour une raison pratique de poursuivre ses recherches avec Taieb Baccouche, et il a travaillé durant quatre années à inventorier «  Al lissan » d’une façon extrêmement organisée, et il aurait dû être le premier lexicographe de ma génération après Rached Hamzaoui.

Mais son travail de recherche a souffert suite à l’emprisonnement de Taieb Baccouche suite aux évènements du 26 janvier 1978. Celui-ci était le secrétaire général de l’UGTT et le représentant d’une partie importante des intellectuels de gauche qui revendiquaient la démocratie et qui s’opposaient à la politique capitaliste poursuivie par le parti au pouvoir sous la direction de Hédi Nouira. A cette période, le régime renforçait le contrôle sur les syndicalistes et la gauche en général et certains destouriens de l’université ont essayé de réduire l’influence de Baccar , de Garmadi, de leurs amis et de leurs proches.
Mais cela n’est pas arrivé jusqu’à leur interdire la direction des recherches. Mhiri, Chemli et les frères Abdessalem avaient joué un rôle dans le maintien de l’équilibre nécessaire pour sauvegarder l’université. C’est ainsi que la thèse de Hédi passe sous la direction de Am Salah – c’est ainsi qu’on appelait Garmadi à l’époque- mais cela ne durera pas, la mort de Garmadi nous avait surpris en 1982, et Baccouche  n’était  pas dans une situation de poursuivre la direction de la thèse après sa sortie de prison.
Entre temps Hédi s’est occupé de la recherche en didactique sous le patronage  et avec l’encouragement de Ahmed Soua et de l’éducation en matière de population avec Dordana Masmoudi. Il a réussi grâce à la recherche dans ces deux domaines à réaliser plusieurs études originales surtout sur l’enseignement de  la morphologie et des textes littéraires, et d’autres en rapport avec l’éducation sociale. Il s’est orienté vers la traduction de plusieurs textes utiles relatifs à l’éducation et la pédagogie.

En même temps, il suivait les travaux universitaires aux objectifs didactiques. Et grâce à notre amitié et à nos penchants intellectuels et professionnels, chacun de nous deux ne pense que par sa qualité d’enseignant en général sans distinction de cycle. C’est ainsi qu’on avait de longues rencontres qui avaient comme objectif de garder l’unité, la continuité et la progression entre les différents cycles de l’enseignement.
Après le décès de Garmadi,  et sa promotion au grade d’inspecteur, Al Hédi avait décidé d’abandonner totalement sa thèse et il avait insisté pour que je prenne tous ses documents et toutes ses fiches et de les utiliser dans mes cours. J’étais à l’époque l’unique  professeur qui enseignait la lexicologie et la lexicographie à la faculté et à l’Institut de Formation Continue, car Hamzaoui dont j’étais l’assistant était chargé depuis la fin des années soixante-dix  de la direction du bureau de coordination de l’arabisation à Rabat. 

La proposition de Hédi n’était pas une simple courtoisie, mais elle était l’expression d’une amitié et d’une sorte de solidarité avec un ami qui partage avec lui les mêmes orientations scientifiques , didactiques et politiques, et qui est en accord avec lui  pour adopter une sorte d’engagement modéré proche des courants politiques  innovants qui militent pour le succès de l’expérience démocratique du début des années quatre-vingt.
J’étais à cette époque un syndicaliste engagé vis-à-vis des principes syndicaux, qui soutenait une orientation politique, scientifique et éducative qui ne me faciliterait guère la vie universitaire. Mais j’estime que je n’avais pas à me plaindre. Bien au contraire, la gauche syndicale modérée avait les commandes de la gestion de la Faculté. Et Hédi voyait peut être dans sa proposition un moyen utile de se libérer de son travail et un soutien à cette orientation.
Je n’ai pas accepté sa proposition ;  mais son initiative m’a profondément touché. J’ai trouvé en lui une personne qui me donne autant que je donne, et je me suis engagé en moi-même à convaincre un des grands professeurs d’accepter de diriger sa  thèse. Mais j’étais très maladroit  en insistant plus qu’il ne fallait sur sa malchance, en évoquant l’emprisonnement du premier directeur de thèse et la mort du second. Le  professeur que j’ai sollicité m’a donné – devant El Hédi-  en plaisantant une réponse  qui avait ôté à Hédi toute envie de reprendre sa thèse. Et il a consacré tous ses efforts aux études didactiques théoriques et pratiques.
Au milieu des années quatre-vingt , Hédi a joué un rôle fondamental dans la transposition du savoir savant qui a permis  l’évolution de la leçon de grammaire et la production de manuel scolaire surtout dans la  syntaxe , dans la même ligne tracée par la deuxième génération avec Abdelwaheb Bakir et Abdelkader Mhiri. Notre travail a trouvé un appui efficace de la part du corps des inspecteurs d’arabe (surtout Moncef Ladhar et Mohamed Elleuch) et un fort encouragement de la part de feu Abdelaziz ben youssef , qui comprenait bien  de par sa formation zitounienne  les origines traditionnels des  syntagmes syntaxiques.
Dans ce cadre-là , il nous faut dire que la place de Hédi Bouhouch dans la réforme éducative  de la langue arabe n’est la moindre , notre équipe a  été constituée sur des bases saines selon les principes de la coopération et la complémentarité, et Hédi assurait la liaison entre les trois cycles de l’enseignement.
Nous avons passé, moi et Hédi, plusieurs années de coopération et d’échange d’informations et d’expériences théoriques et pratiques concernant les méthodes d’enseignement et les étapes de l’acquisition: chacun de nous s’occupait du domaine le plus proche de sa spécialité. A vrai dire, je n’étais pas très innocent avec lui. Et je crois qu’il n’était pas conscient de ce que je prémédite.
Quand j’ai achevé la réorganisation de l’enseignement et de la recherche dans le département  d’arabe au niveau de la maitrise et des études supérieures et doctorales au début des années quatre-vingt-dix , j’ai proposé à Hédi d’être parmi les premiers inscrits au nouveau doctorat, en essayant de le convaincre que l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire avaient besoin de compétences supérieures spécialisées, capables de rehausser le niveau scientifique pur comme c’est le cas dans certains pays développés. Il faut dire que cette  ambition était inscrite dans les principes de la réforme de 1991.
Au début, il n’était pas enthousiasmé,  non pas qu’il refusait que je sois son directeur de recherche mais qu’il était superstitieux car je l’ai trouvé mûr pour l’idée et il n’attendait de moi qu’un signe qui montre que je n’ai pas peur d’être le troisième après les deux précédents : Baccouche et Garmadi.

Permettez-moi de faire ce témoignage : j’ai dirigé des dizaines et des dizaines de thèses et mémoires, mais avec El Hédi j’étais  plus proche de l’ami lecteur et le conseiller  beaucoup plus que le directeur directif et impératif. Et je pense que sa thèse sur les théories de l’apprentissage et de l’acquisition est encore valable pour la formation des enseignants grâce  à sa   clarté, son organisation et sa documentation. Je n’ ai pas trouvé de semblable dans toutes les thèses et tous les travaux que j’ai connu soit en tant que  directeur de recherche ou en tant que membre du jury , cela sans aucune exception malgré le respect que je dois à plusieurs travaux et malgré mon amour et ma considération aux étudiants chercheurs que j’ai encadrés   
Mais dommage qu’on n’ait pas pu la publier pour des raisons administratives en relation avec cette basse séparation entre les différents cycles de l’enseignement et leurs institutions. On ne pouvait pas l’inscrire dans le budget de la faculté, ni dans celui des unités de recherche dont les textes sont clairs dans ce domaine.
J’ai tenté quand son état de santé commençait à devenir inquiétant de convaincre quelques éditeurs ; mais les difficultés du marché n’étaient pas encourageantes : les éditeurs des livres scientifiques ont besoin d’une coopération avec les institutions de l’Etat.
Je crois que tous les présents ici pensent comme moi que l’institution éducative a une dette qu’elle se doit de régler ; ce n’est pas une dette envers ceux qui l’ont servi avec dévouement  mais une dette vis-à-vis d’elle-même ; c’est une partie de sa mission dans le développement du pays.
N’est-ce pas le meilleur cadeau qu’on puisse faire pour honorer un défunt que de permettre  aux vivants de  penser qu’ils peuvent servir leur institution même après leur mort.
Le véritable maitre est un artiste d’un type spécial, il ne rêve pas uniquement de poursuivre sa mission après la retraite, mais il rêve aussi d’être utile après sa mort. Laissons El Hédi poursuivre la formation des générations futures.

La thèse n’était pas sa seule œuvre scientifique et pédagogique ; il a plusieurs études sur l’enseignement de la langue arabe, la pédagogie par objectifs, le temps scolaire et bien d’autres sujets ; il a aussi traduit plusieurs textes pédagogiques , tous ces travaux sont encore bons pour l’utilisation même si certains croient qu’ils sont les  maitres sorciers de la méthodologie didactique.
J’espère que les messages sont parvenus à ceux qu’ils y sont destinés. On ne peut pas arrêter de parler de Hédi. L’Institution scolaire est menacée de plusieurs dérives. C’est pour cela qu’elle a besoin de repères et de références pour se défendre et se conserver.
Mohamed Slaheddine Cherif
Professeur Emérite en langue et littérature arabes
Faculté des lettres, des arts et des humanités
Université de Mannouba

Traduit par Mongi Akrout Inspecteur général de l’éducation & Brahim Ben Atig , Professeur émérite  et valider par M.S.Chérif
Tunis , Avril 2017




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