dimanche 4 avril 2021

La question de la langue d’enseignement en Tunisie, de l’école polytechnique du bardo à l’école de l’enseignement de base. ( épisode 5)


Hédi Bouhouch

Nous poursuivons cette semaine la publication de l'étude sur la question de la langue d'enseignement  en Tunisie , en entamant le deuxième chapitre  consacré à la période du protectorat français sur le pays , une période qui a vu la confirmation du bilinguisme imposé avec une suprématie de la langue française  au dépens de la langue arabe qui se trouve marginalisée.

Nous exposons dans ce numéro le statut de la langue arabe et son évolution dans les écoles franco-arabes après avoir vu dans le précédent  numéro la situation dans les écoles françaises ouvertes en Tunisie.

Pour revenir au premier épisode cliquer ici et au deuxième cliquer ici et au troisième cliquer ici et au quatrième cliquer ici

 

Deuxième chapitre : La langue d’enseignement au temps du protectorat : le bilinguisme  imposé avec une prédominance de la langue française

      I.            les fondements de la politique linguistique du protectorat

 

II. Evolution du statut de la langue arabe dans les institutions publiques créées par la DIP en Tunisie.

A. Au niveau de l'enseignement primaire

1.    Dans les écoles françaises : d'une absence totale de la langue arabe au statut d'une matière obligatoire.

2.    Dans les écoles franco arabes : un bilinguisme inégal  s'est imposé .

 

" L'enseignement de la langue française doit occuper une place prépondérante dans notre programme, quelle que soit l'origine de nos élèves. l'enseignement primaire devant être donné en français ".CIP 1909

 

 

 

Influencé par sa propre expérience algérienne[1], Machuel avait décidé de reproduire en Tunisie le même modèle mais en essayant d'éviter les erreurs commises en Algérie surtout au niveau de la formation d'instituteurs bilingues. C'est ainsi qu'il créa l'école franco-arabe bilingue[2]  et une école pour former des instituteurs qui sachent parler la langue arabe.

Pour Machuel, les écoles franco-arabes devraient accueillir les enfants tunisiens et les enfants européens et où l'enseignement se donnait en français et en arabe.

Ces écoles appliquent les mêmes programmes que les écoles françaises. La seule différence réside dans l'apprentissage de la langue arabe parlée pour les enfants européens qui fréquentaient ce type d'écoles et l'arabe classique et le Coran pour les enfants tunisiens musulmans. Mais dans les faits, la langue française occupe une place prépondérante et l'enseignement est  donné en français tandis que la langue arabe est  marginalisée. Cette marginalisation se manifeste   à deux niveaux : au niveau de son statut et au niveau de l'horaire dans l'emploi du temps.

§  Au niveau de son statut

Jusqu'en 1949, la langue arabe est enseignée en tant que langue tout simplement. Aucune matière n'est enseignée  en arabe. En plus elle a souffert longtemps d'une absence totale d'organisation,  « A la conférence consultative de novembre 1907 les représentants tunisiens demandent d'organiser sur une base rationnelle quant au programme et à la  méthode l'enseignement d'arabe donné dans les écoles franco arabes" (Ayachi , p 62) » un rapport au président de la république qui remonte à 1908, souligne cet état  dans des termes clairs et sans équivoque : "il n'y a pas eu jusqu'à présent de directions précises, ni de méthodes officielles. C'est pour élaborer ce régime nouveau, en surveiller l'application et exercer en même temps un contrôle nécessaire sur le fonctionnement des écoles coraniques privées, qu'a été nommé un inspecteur de l'enseignement arabe dans les écoles franco-arabes et les écoles coraniques. Ce fonctionnaire indigène, ..., est en fonctions depuis le début de l'année scolaire".(rapport  au président 1908).

En plus, l'apprentissage de la langue arabe et du Coran  se faisait  pendant longtemps  en dehors de l’école. Les élèves étaient obligés d'aller au Kouttab pour le suivre "Ils reçoivent l'enseignement du Coran dans les kouttabs voisins"( rapport au président  1905). ''En général, on doit annexer à chacune de ces écoles franco-arabes  un kouttab ou une école coranique, où un moueddeb donne à certaines heures l'enseignement du Coran aux élèves… Dans cet ordre d'idées, ont été créées en 1907, à Tunis, une école rue Tourbet-el-Bey, comprenant deux classes et un kouttab de trois classes et un kouttab à l'école de la rue du Tribunal…un kouttab a été annexé à l'école de La Marsa..". (rapport au président 1907).

Ce n'est qu'en 1909 ( voir annexe ci-dessous )  que le CIP adopta  "un projet de programme comportant l'enseignement coranique en même temps que l'étude de l'arabe régulier"[3].

Le programme  du coran prévoyait l'apprentissage  des quatre premiers chapitres, et continue à être enseigné en dehors de l'école. " les délégués élus de l'enseignement secondaire et de l'enseignement primaire, le président de l'amicale primaire, expriment le vœu que, si l'enseignement de l'arabe à l'école primaire doit nécessairement comporter l'étude du Coran, cette étude soit faite en dehors de l'école, avant ou après les heures de classe"(vœu émis par les membres du CIP 1909).

Pour les petites classes (cours préparatoire et   cours enfantin), il s'agit de faire apprendre oralement  le coran. Ce n'est qu'à partir du cours élémentaire  que les élèves commencent à l'écrire.

 

Quant au programme d'arabe, il prévoit que l'enseignement de la langue arabe soit intégré tout entier à l'emploi du temps pendant les heures réglementaires et comporte :

- pour le cours préparatoire et le cours enfantin la  lecture, le langage  et l'écriture ( 1h 15 mn/jour);

- pour le cours élémentaire, la  lecture, le langage et l'écriture ( 45 mn/jour), la  grammaire et des exercices de rédaction ( 45 mn/jour) ;

- pour le cours moyen, la  lecture, la dictée et le  langage ( 30 mn/jour), la  grammaire  et des exercices de rédaction ( 45 mn/jour)

- et pour le cours supérieur la lecture (1/2 h), la grammaire, la rédaction et l'orthographe. ( 45 mn/jour).

 

 Ce programme ne sera appliqué intégralement que dans les écoles franco-arabes fréquentées "exclusivement ou presque exclusivement par des indigènes". Pour les écoles fréquentées presque exclusivement par des Européens, " ni la lecture du Coran, ni l'étude de l'arabe régulier n'auraient lieu". Pour les écoles  mixtes fréquentées par des indigènes et des européens, " la leçon d'arabe régulier aux in[4]digènes serait donnée au moment où aurait lieu celle d'arabe parlé pour les européens et la lecture du Coran serait faite en dehors des heures de classe réglementaires".

Mais la mise en œuvre de cette réforme "réclamée par l'opinion publique indigène et décidée par l'administration de l'enseignement ne peut être réalisée que graduellement." (rapport 1910) Le manque d'enseignants qualifiés et les "obstacles budgétaires imposent une période de transition" au cours de laquelle la DIP essaye d'améliorer  peu à peu la formation et le recrutement  des moueddebs parmi d'anciens élèves de la Médersa Ettadibia en attendant les premiers mouderrès formés à  l'école normale de Tunis".

 

Conseil de l'instruction publique :  extrait du P.V de la Séance du 28 et 29  mai 1909 dont l'ordre du jour comprenait la question de la réforme des programmes de l'enseignement primaire.

La question de l’enseignement de l’arabe  extrait du rapport de la commission pour l'étude des  Programmes et des méthodes  de L’enseignement primaire

Les programmes existants ont donné un ensemble de résultats satisfaisants qu'il serait injuste de méconnaître. Cependant nous avons été amenés à nous demander si, dans ce pays où s'opère, en ce moment, une rapide évolution amenant de nouveaux besoins, au milieu d'une population dont les éléments sont si différents, ces programmes se préoccupent assez de la réalité des choses. Et nous avons reconnu que notre enseignement doit être rendu plus expérimental et plus entièrement fondé sur la «pratique quotidienne de l'enfant el de son milieu familial ».

Matières composant le programme.

La commission, prenant pour base l'organisation des programmes établis en France par la loi du 28 mars 1882 et le décret du 18 janvier 1887, en même temps que l'arrêté du Directeur Général de l'Enseignement en Tunisie portant la date du 7 mai 1906, demande que les matières à enseigner dans les écoles de la Régence soient les suivantes : Instruction morale et civique; Lecture et Récitation ; Ecriture; Langue française ; Langue arabe ; Arithmétique, système métrique, éléments de la géométrie et de la comptabilité ;Géographie, particulièrement celle de ta Tunisie, de l'Afrique da Nord et de la France, Eléments de l'Histoire de France et du Nord de l'Afrique ;Leçons de choses et premières notions scientifiques principalement dans leurs applications à l'agriculture, à l'hygiène et aux industries locales; Dessin ;Travaux manuels (Travaux à l'aiguille et enseignement ménager pour les filles) ; Gymnastique ; Musique. Instruction morale.

Langue arabe.D'une part, les indigènes désirent vivement que leurs enfants puissent apprendre dans nos  écoles leur langue maternelle, d'autre part, il serait à souhaiter que les européens puissent s'exprimer dans la langue du pays. Les indigènes devront, en conséquence, étudier l’arabe régulier, et les européens, l'arabe parlé.(Ce dernier enseignement fera l'objet d'un programme spécial).

Il a été présenté un projet de programme comportant l'enseignement coranique en même temps que l'étude de l'arabe régulier (pour les élèves musulmans) .

Le programme ci-dessous, examiné au point de vue pédagogique seulement, a été admis :

Cours préparatoire, 6 à 7 ans : Lecture, langage, écriture, 1 h. 1/2 par jour. Coran, énoncé par le maître et reproduit oralement par l'élève, 1/2 h. Total 2 heures par jour.

Cours enfantin, 7 à 8 ans : Lecture, langage, écriture, 1 h. 1/4 par jour. Coran, toujours sans écriture, 3/4 d'heure. Total 2 heures  par jour.

Cours élémentaire, 8 à 9 ans : Lecture, écriture, langage, 3/4 d'h. par jour. Grammaire, exercices de rédaction, 3/4 d'h. Coran écrit, morceaux choisis 1/2 h. Total 2 heures par jour.

Cours moyen, 9 à 10 ans : Lecture, dictée, langage, 1/2 h. Grammaire, exercices de rédaction, 3/4 d'heure. Coran écrit, morceaux choisis 3/4 d'h. Total 2 heures par jour.

Cours supérieur, 10 à 11 ans : Lecture 1/2 h. Grammaire, rédaction, orthographe 3/4 d'h. Coran, morceaux choisis 3/4 d'h. Total 2 heures par jour..

L'étude du Coran serait limitée aux quatre premiers chapitres.

 

On pourrait se trouver en présence de trois types d'écoles :

1° -  Ecoles fréquentées presque exclusivement par des Européens,

2° - Ecoles fréquentées presque exclusivement par des Indigènes,

3° - Ecoles mixtes

Dans le premier cas, ni la lecture du Coran, ni l'étude de l'arabe régulier n'auraient lieu ; dans le deuxième, cet enseignement serait prévu tout entier à l'emploi du temps pendant les heures réglementaires; dans le troisième, la leçon d'arabe régulier aux indigènes serait donnée au moment où aurait lieu celle d'arabe parlé pour les européens et la lecture du Coran serait faite en dehors des heures de classe réglementaires.

Le débat

A l'occasion de la lecture du programme de langue arabe aux indigènes, M. Gresse demande à quelle catégorie d'écoles s'adressera cet enseignement.

Le Président répond que ce programme ne  sera appliqué que dans les écoles franco-arabes dont la population scolaire se compose exclusivement ou presque exclusivement d'indigènes, mais qu'il n'est pas question de l'étendre aux kouttabs privés. A ce propos, le Directeur de l'enseignement croit devoir déclarer, pour dissiper toute équivoque, que le gouvernement du protectorat n'est disposé ni à créer ni à subventionner des kouttabs, même des kouttabs réformés.

M. Gresse constate que le programme susmentionné comporte l'enseignement du Coran. Après une courte observation de M. Berge sur la nécessité de donner cet enseignement si l'on ne veut pas tarir le recrutement des écoles indigènes, le Président constate que tout le monde est d'accord pour penser que nous ne pouvons nous refuser de donner aux indigènes l'enseignement de leur langue. Or, celui-ci se greffa par tradition sur l'étude du Coran, Mais la part qu'il convient de laisser au Coran dans l'étude de l'arabe n'est pas une question uniquement pédagogique. Elle relève de la politique générale du Gouvernement et échappe à la compétence du Conseil, pour rester sur le terrain pédagogique, qui seul est de notre ressort, qu'il suffise d'affirmer avec M. Berge, que l’enseignement de l'arabe donné, au moins au début, dans la forme consacrée est la condition indispensable du peuplement et de la réussite des écoles françaises dans les milieux indigènes.

M. Gresse donne alors lecture du vœu suivant : Les délégués élus de l'enseignement secondaire et de l'enseignement primaire, le Président de l'amicale primaire, expriment  le vœu, que si l'enseignement de l'arabe à l'école primaire doit nécessairement comporter l'étude du Coran, cette étude soit faite en dehors de l'école et avant ou après les heures de classe.

Le Président déclare que ce vœu sera inséré au procès verbal.

Diverses observations de détail sont ensuite   faites par plusieurs membres du Conseil.  Sur une question de M, Ouzuel, relative aux élèves israélites indigènes, le Président répond que ces élèves seront occupés ailleurs, lorsque  leurs camarades musulmans iront au kouttab. M. Collin  ajoute que c'est ainsi qu'on procède actuellement et cita l'exempte de l'école franco-arabe de Béjà. M. Buisson fait observer que la Commission des programmes   réduit dans la mesure du possible la part de l'étude du Coran dans l’enseignement de l'arabe aux élèves indigènes et M. Loth  insiste sur ce point qu'il n'y a pas en cette matière situation nouvelle et qu'on s'est borné à préciser en une réglementation un état de choses antérieurement existant.

Le Président déclare que l'administration, loin d'être opposée à toute réforme de l'enseignement arabe, se préoccupe de le réorganiser et de l'améliorer, mais qu'il faut procéder avec la plus grande prudence ; un premier pas à été fait qui a son importance, lorsque la Mederça Ettadibia, qui était un véritable  séminaire  musulman  est devenue une section d'un établissement laïque. Si l'on renonçait purement et simplement à s'occuper de l'enseignement  de la langue arabe dans les écoles Indigènes, il faudrait du même coup se désintéresser des kouttabs privés, qui pourraient devenir des foyers de fanatisme. Il est de bonne politique de chercher à agir sur les kouttabs privés et de les faire servir à notre œuvre civilisatrice de la France, grande puissance musulmane, ne peut négliger ce moyen d'action.

Source: Bulletin officiel de l'enseignement public,  n° 28 -  juin 1909.  23ème année.

 

la DIP a pris plusieurs autres mesures qui visaient "l'amélioration de la situation de ce personnel spécial : relèvement du traitement minimum, indemnité de logement, avancement, etc" (rapport 1910). Il est prévu la création d'un cadre de maîtres spécialement formés en vue de l'enseignement arabe, ce qui sera réalisée en 1910 par la réforme de l'école normale Alaoui et la création en son sein d’une section arabe avec deux filières, une première formant des instituteurs unilingues d’arabe et une deuxième des instituteurs bilingues.

Le rapport au président de 1912 rapporte des informations qui traduisent les avancées  enregistrées dans l'enseignement de la langue arabes dans les écoles franco-arabes et l'amélioration de la situation des maîtres de langue arabe : " en 1912, le nombre des maîtres d'arabe dans les écoles publiques a été porté de 75 à 100, en même temps que l'application d'un programme d'enseignement plus développé et plus rationnel a continué à se généraliser.

 

Un projet de statut des mouderrès des écoles primaires a été mis à l'étude et entrera en vigueur à partir de janvier 1913. Il comporte une amélioration sensible de la situation de ce personnel qui, recruté avec soin, fait espérer pour l'avenir une ère de progrès pour la culture primaire dans le monde indigène.

Enfin, l'année 1912 a été marquée par l'entrée en fonctions de la première promotion des élèves-mouderrès formée à l'école normale de Tunis, en vue de dispenser à la fois l'enseignement de l'arabe et du français dans les écoles franco-arabes".

Le tournant des années quarante : La langue arabe gagne du terrain : Avec les années quarante, le contexte général, tant à l’échelle internationale qu’à l’échelle nationale, a beaucoup évolué. Le mouvement national s’est consolidé et la deuxième guerre mondiale vient de porter un coup à l’image de la France qui fut amenée à revoir sa politique dans les colonies. 

Au cours de la seconde guerre  , "le représentant du gouvernement de Vichy à Tunis  Auriol Esteva  souligne au département des affaires étrangères qu'il faut « faire contre poids à la propagande allemande  envers les arabes en acceptant d'instruire  en arabe la jeunesse musulmane tout en leur apprenant notre langue»[5]  (Ayachi,2003), mais le syndicat français  déclara son opposition à cette option , rejetant de l'idée d'un enseignement qui se ferait en arabe[6].

 

Une réunion, tenue à Alger le 10 octobre 1943, regroupant les résidents généraux de la Tunisie et du Maroc et le gouverneur d’Alger sous la présidence du général De Gaule, avait arrêté un certain nombre de décisions concernant l’enseignement, dont la nécessité d’introduire les réformes qui répondent aux vœux des populations locales.

C’est dans ce cadre général que les autorités du protectorat avaient cherché à « donner à la langue arabe une place plus importante à l’école primaire franco-arabe ». Les tentatives vont  commencer en 1944 avec  les projets de Mast et Debiesse pour aboutir à la réforme de 1949.

En 1944, le général Mast, résident général  de Tunisie (1943-47), avait  proposé  un projet de réforme de l’école primaire franco-arabe qui visait à améliorer le statut de la langue arabe en augmentant son horaire en première année, tout en préservant la suprématie du français. La même année, Debiesse, Directeur de l’enseignement primaire en Tunisie, remettait un rapport en vue de l’établissement d’un plan quinquennal de développement de l’instruction publique en Tunisie. Ce plan, très ambitieux, proposait  de créer dans « l’école tunisienne » deux cycles : un premier cycle de trois ans où l’enseignement serait en langue arabe,  le français ne sera introduit qu'en 3ème  en tant que langue, et un  deuxième cycle de trois années au cours desquelles le français reprend sa place, en tant que langue d’enseignement[7].

Ce projet fut désavoué par toutes les parties aussi bien les dirigeants du mouvement national que les représentants des colons et même les syndicats français de l'enseignement laïque (voir plus haut). Le résident général lui-même, le désavoua et rejeta l'idée de  la création de classes d’initiation dans les écoles franco-arabes, où l’arabe, serait l'unique langue véhiculaire.» [8]

En 1944 , le syndicat des instituteurs tunisiens[9] , "prenait une position radicale en  réaction à la position des syndicats français de l'enseignement laïque qui a appelé lors de son congrès du mois de juin 1944 à ce que la langue française  soit la seule langue d'enseignement dans les écoles primaires aux tunisiens et aux européens , en exigeant l'enseignement obligatoire en langue arabe des sciences exactes comme cela se pratique en Egypte et dans les pays arabes sous contrôle britannique" (Ayachi,M,2003)

 La presse nationale s'était engagée dans la campagne pour l'arabisation  en publiant  plusieurs articles consacré à la question de la langue et la culture arabo musulmane , cette campagne ne se limitait plus à l'arabe à l'école mais elle a touché  l'arabisation de l'administration.

En 1947, La direction de l’enseignement public proposa un nouveau projet de réforme, qu’elle a soumis au conseil de l’instruction publique le 17 juin 1947. Ce projet prévoit :

-         l’arabisation totale du cours préparatoire,

-         l’augmentation de l’horaire de la langue arabe pour atteindre 14 heures en 1ère, 2ème et 3ème années et 9 heures au cours moyen et au cours supérieur.

-         la prolongation de la scolarité d’une année qui sera réservée à la préparation des élèves tunisiens poursuivant leurs études dans les écoles franco-arabes, pour passer le concours de sixième moderne, classique ou technique, où l’enseignement s’effectuait en langue française''[10] .

Les membres tunisiens du conseil supérieur de l’instruction publique ont rejeté ce plan parce qu'il consacre le bilinguisme inégal et la domination de la langue française qui restera la langue de l'enseignement secondaire. Ce refus était la cause principale de l’abandon du projet.

En avril 1949,la direction de l’enseignement public présenta à l’occasion de la semaine pédagogique à la fédération nationale de l’enseignement une nouvelle proposition de réforme dont les principales composantes étaient :

-      la réforme des programmes et de l’horaire des écoles primaires françaises et des écoles franco-arabes dans le sens du renforcement du statut de la langue arabe (augmentation de l’horaire et utilisation de la langue arabe pour enseigner quelques matières de base).

-      la révision des programmes des écoles normales.

-      la révision du régime des études de l’enseignement secondaire technique.

Ce projet a été soumis au conseil supérieur de l’instruction publique, le 22 septembre 1949, qui a retenu les mesures suivantes :

-      la révision des programmes et de l’horaire des écoles franco-arabes pour renforcer le statut de la langue arabe (augmentation de l’horaire et utilisation de la langue arabe pour enseigner le calcul en 1ère et 2ème années, les leçons de choses, l’histoire et la géographie pour les autres niveaux.

-      le maintien de la langue française au même niveau pour bien préparer les élèves au concours de sixième sans passer par une année supplémentaire.

-      l’introduction de l’enseignement de la langue arabe dans les écoles primaires françaises. (On comptait en 1949 dans ces écoles 6546 tunisiens musulmans, soit 13.75% de l'ensemble de l'effectif de ces écoles.

 

A la rentrée d'octobre 1949, une circulaire en date du 3 octobre 1949 institua l'enseignement du calcul  et  des leçons de choses en arabe  pour les élèves du cours préparatoire 1ère année, à titre expérimental dans certaines écoles. Une nouvelle circulaire (3 octobre 1950) décida d'étendre l'expérience aux cours préparatoires 2ème année toujours à titre expérimental. La généralisation à l'ensemble des cours élémentaires 1ère année sera décidée à la rentrée 1952/53 (circulaire du 27 septembre 1952) dans les écoles franco-arabes qui groupent exclusivement des élèves tunisiens (pour la première fois, une circulaire de la DIP utilise le terme élèves tunisiens à la place d'élèves indigènes musulmans).

En plus du calcul et des leçons de choses pour les cours préparatoires, la DIP décida d'arabiser l'histoire géographie au cours moyen.

 

Tableau : horaire hebdomadaire réservé à l’enseignement de l’arabe au cours préparatoire et au cours élémentaire. Cet horaire concerne les classes qui suivent le nouveau régime appliqué depuis octobre 1949,  c'est-à-dire où le calcul et les leçons de choses sont enseignés en arabe.

 

 

 

Cours préparatoire

Cours Elémentaire

Coran

morale et précepts religieux

1h 20

40 mn

 

2h

1h 20

40 mn

 

2h

lecture

4h

3h 30

Ecriture

2h

 

1h

étude de la langue

dictée

grammaire et morphologie

les mots et les phrases

langage

récitation

rédaction

 

-

-

30mn

1h20

40mn

-

2h30

 

30 mn

1H10

-

1h10

30mn

-

3H20

Chant

1h

30mn

Calcul

2h40

3h

Leçon de chose

-

50mn

Total

14H10

14H10

 

source:circulaire du 17 décembre 1952 relative à l’enseignement de l’arabe dans les écoles franco-arabes nouveau régime de 1949 . BODIP n° 10   octobrenovembredécembre 1952

 

Cette avancée fut consolidée par deux mesures qui avaient renforcé le statut de la langue arabe dans les écoles franco-arabes, il s'agissait de :

l'utilisation de manuels en langue arabe :

Appelée au cours de sa réunion du 28 septembre 1954 à donner son avis sur deux livres, la commission des livres scolaires en langue arabe a émis un avis favorable pour leur usage dans les cours des établissements primaires et des écoles coraniques modernes pour lesquels ils ont été conçus.[11] Les livres concernés sont «  Leçons de choses » (en langue arabe destiné au cours élémentaires 1ère année et réalisé par Mohamed Bakir, inspecteur de l’enseignement arabe et des écoles coraniques modernes, MongiGoula et AmorDjémali, instituteurs) et « Les nouvelles leçons de choses pour les cours élémentaires » (réalisé par SadokSebei et Ahmed Sfar, inspecteur de l’enseignement arabe et des écoles coraniques modernes).

2° La programmation d'une épreuve d'arabe régulier à l'examen d'entrée en sixième (classique, moderne, technique et tunisienne, des lycées et des collèges, (y compris le collège Sadiki), et d’un cours complémentaires[12] pour les élèves provenant des écoles franco-arabes. Cette épreuve comporte "un exercice de voyellation d'un texte facile et concret de 10 à 12 lignes, accompagné de trois questions relatives à l'intelligence du texte,, au vocabulaire et à la grammaire". Les candidats qui se présentent à l'examen d'entrée  en sixième tunisienne ou dans les classes de sixième du collège Sadiki, ont une épreuve supplémentaire de rédaction en langue arabe  ( description ou narration).

Mais ,ces mesures sont venues très en retard par rapport aux attentes et des revendications des nationalistes , qui étaient traduites par le  « le projet syndical d'arabisation  présenté par Messadi président de la FNET  devant le IV congrès de l'UGTT début du mois d'avril 1951 était très ambitieux " il s'agit de décharger l'élève du fardeau du bilinguisme au début de son enseignement pour éviter toute déperdition dans l'effort intellectuellement et arabiser une part des disciplines rationnelles; c'est cela notre programme  souligne -t-il  prévoit dans une 1er étape l'arabisation des deux premières années de l'enseignement primaire, de l'arithmétique, des leçons de choses, de l'histoire et de la géographie durant tout le cycle primaire et réclame une adaptation de ces enseignement avec le milieu arabo-musulman.» (Ayachi,2003,p p 88).

Selon Ayachi (2003)« le programme syndical remet en cause le modèle sadikien  puisqu'il prévoit pour l'enseignement secondaire l'arabisation des sciences physiques des mathématiques , de l'histoire et de la géographie  tout en réservant une large place à l'enseignement du français" afin que les bacheliers puissent sans handicap poursuivre leurs études supérieures dans les capitales européennes … ce plan est en fait l'anti thèse de l'option réformiste du début du siècle dont la devise était " instruire en français et enseigner la langue arabe".

 

Lucien Paye, qui fut le dernier directeur général de l'enseignement public en Tunisie, avait relaté   dans l'introduction sa thèse[13] les circonstances de sa réforme et les raisons de son échec   : « En tant que directeur de l'instruction publique en Tunisie depuis le mois d'octobre 1948, je ne pouvais me désintéresser de la revendication de l'arabisation et s'il m'appartenait d'en apprécier le bien fondé et d'en mesurer les conséquences , une étude s'imposerait , elle fut enfin entreprise dès 1949, mais les difficultés politiques  qui agitèrent la régence à partir de 1952 , compromirent et retardèrent la conclusion»

 ( Cité par Ayachi,2003; p87).

 

§  La marginalisation au  niveau de l'horaire :

Théoriquement, les deux langues, arabe et française, devraient jouir des mêmes plages horaires dans l'école franco-arabe. Ce fut le cas à certains moments  et pour certains cours, mais le français est resté la langue dominante malgré les quelques ajustements :

-         au cours des premières années du protectorat, " L'horaire est de demi-temps dans les classes inférieures (trois heures de classe française par jour )" et trois  heures pour étudier l'arabe et le coran, donc il y avait une parité totale, mais "dans les classes supérieures, les élèves ont six heures par jour avec les maîtres de français." (rapport au président, 1905).

 

-         En 1909, le C.I.P réuni en session ordinaire décida de réserver 2 heures /jour  pour la langue arabe dans tous les cours, soit 10 heures par semaine sur un total hebdomadaire de 30 heures.

-         En 1923, on note une certaine amélioration. En effet, il fut décidé que  l'horaire dans chaque classe et chaque cours ne peut être inférieur à 5 h ni supérieur à 15 h /semaine, mais dans la pratique, on continuait à appliquer les normes de 2h/jour soit 10 heures par semaine. L'horaire officiel en vigueur jusqu' en 1948 accordait à la langue arabe et au coran 9 heures par semaine pour tous les cours contre 19h 20 mn pour  la langue française et les matières enseignées en français (il faudrait ajouter 1h 40 pour les récréations pour obtenir 30h). 

-         L’année 1949 a marqué, comme on l'a déjà vu dans le paragraphe précédent, un tournant  dans le poids  de la langue arabe à l'école franco-arabe. Un  nouvel horaire   est entré en application à la rentrée 1949/1950 progressivement et d'une manière expérimentale au cours élémentaire  première année ( 20 classes de cours élémentaires 1ère année ont été choisies pour l'expérimentation). Le nouvel horaire assure une  parité parfaite entre les deux langues dans les cours préparatoires et élémentaires  avec 14h10  par semaine pour chaque langue. Le nouvel horaire est entré en application dans la totalité des classes de cours élémentaire première année à la rentrée 1952-53, puis il a touché les cours des trois premières années de l'école primaire franco-arabe qui suivaient désormais un enseignement où l'arabe et le français s'équilibraient dans l'horaire et véhiculaient l'un et l'autre des disciplines de base.

La réforme a touché les autres cours, (cours moyen et cours supérieur) et elle s'est traduite par une réduction de l'écart entre les deux langues mais en maintenant la suprématie de la langue française. (voir l'horaire des cours moyen 1ère année entré en vigueur à la rentrée 1952).

 

 

cours moyen 1ère année

 

écoles franco-arabes urbaines de garçons

 

écoles franco-arabes rurales de garçons et de filles "type A"

matières

Arabe

français

Arabe

Français

Coran

1

1

 

Lecture

2.30

4

2H30

4

Langue

4H50

5

4H50

5

Chant

0.30

0.30

Calcul

4

4

Leçons de choses

1.30

1.30

Histoire  Géo

1.30

1

1H30

1

Dessin et T M

1.30

1.3

Education  physique

1

1

Total

11.20

17

9H50

18.30

Récréation

1H40

1.40

total général

30

30

 

source : circulaire du 17 décembre 1952 relative à l’enseignement de l’arabe dans les écoles

franco-arabes, nouveau régime de 1949.

 

Pour résumer, la réforme entamée en 1949 a donné un nouvel horaire dans les écoles franco-arabes  plus équilibré, sans pour autant qu'elle remette en question la supériorité de la langue française, le nouvel horaire des écoles primaires franco-arabes se présente depuis  sous la forme suivante:

L’horaire des écoles primaires franco-arabes après la réforme de 1949[14]

 

cours moyen et cours supérieur

 

cours élémentaire

 

cours préparatoire

 

Langue

11 heures 20mn

14 heures et 10 mn

14 heures et 10 mn

Arabe

17 heures

14 heures et 10 mn

14 heures et 10 mn

Français

1 heure 40mn

1 heure 40mn

1 heure 40mn

Récréation

30 heures

30 heures

30 heures

Total

 

 

Après un long débat, les mesures engendrées par la réforme de 1949 ont atténué l’ancienne formule du bilinguisme où le français était prédominant par un nouveau bilinguisme qui établit un certain équilibre entre les deux langues (l’arabe et le français) au niveau des trois premières années de l'école primaire franco-arabe et permet d'enseigner certaines matières en arabe. Comment est-on arrivé à ce résultat ? Quelles étaient les attitudes des réformistes tunisiens et des autres vis-à-vis de la création des écoles franco-arabes ? Et quelles étaient les solutions qu’ils avaient conçues pour défendre la place de la langue arabe dans la société et à l’école ?  Nous traiterons ces questions dans la troisième partie de ce chapitre.

Fin de la cinquième partie , à suivre , pour revenir à la première partie, cliquer ICI , à la 2ème partie cliquer ICI, à la 3ème partie cliquer ICI, à la 4ème partie cliquer ICI

Hédi Bouhouch & Mongi Akrout, Révision Abdessalam Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités.

Tunis 2015

Pour accéder à la version arabe, cliquer Ici

 



[1]Machuel  a vécu en Algérie   où il avait fréquenté l'école arabe française dirigée par son père. Ces écoles créées  en 1850 pour  accueillir des enfants arabes et des enfants français étaient destinées à  " faire apprendre aux français la langue des indigènes et faire apprendre aux  indigènes la langue  française"  ( Mirante 1930), mais   elle furent un échec  puisque on décida   au cours des années quatre vingt  de séparer de nouveaux  les deux populations  jusqu'en 1949 quand le décret du 5 mars  promulgua  le même enseignement pour les deux communautés.

[2]Le bilinguisme projeté est plutôt un bilinguisme inégal et transitoire qui doit instaurer, à plus ou moins long terme, la suprématie du français sur l’arabe, et hisser les indigènes vers la civilisation française. Un politicien  français, Genty de Bussy  qui a écrit un ouvrage sur l'Algérie en 1835" De l'établissement des Français dans la régence d'Alger et des moyens d'y assurer la prospérité2", exprime  clairement  la vision et la politique françaises : « Il est bien plus pressant…de mettre les indigènes en possession de notre langue, que pour nous d’étudier la leur. L’arabe ne nous serait utile que pour nos relations avec les africains ; le français non seulement commence leurs rapports avec nous, mais il est pour eux la clef avec laquelle ils peuvent pénétrer dans le sanctuaire. Il les met en contact avec nos livres, avec nos professeurs, avec la science même. Au-delà de l’arabe, il n’y a rien que la langue ; au-delà du français, il y a tout ce que les connaissances humaines, tout ce que les progrès de l’intelligence ont entassé depuis tant d’années".

Dalila Morsly : Les écoles arabes-françaises dans l’Algérie colonisée. Une expérience d’enseignement bilingue ?

http://www.projetpluri-l.org/publis/Morsly%20-%20Les%20Ecoles%20Arabes%20Francaises%20Dans%20l%20Algerie.pdf

[3]Rapport de la commission pour l'étude des  Programmes et des Méthodes  de L’enseignement primaire Conseil de l'instruction publique Séance du 28 mal 1909, Bulletin officiel de l'enseignement public  .juin 1909 n° 28 23°année .

 

[4] Rapport au président sur la situation de la Tunisie en 1912).

 

 

[5] Ayachi,M. Ecoles et société en Tunisie, 1930-1958, Centre de CERES, 2003 - 474 pages

[6] position exprimée lors du congrès de la fédération des syndicats français de l'enseignement laïque tenu le 17 mai 1944 à Alger , les congressistes avaient en outre réclamé la suppression des cours de culture musulmane qui étaient donnés aux élèves tunisiens dans l'enseignement de second degré( cité par Ayachi.M dans sa thèse

[7]curieusement c'est ce qui a été réalisé avec la loi 58

[8]Sraieb N ( 1993) : L’idéologie de l’école en Tunisie coloniale ;Revue du monde musulman et de la méditerranée ;1993 ;68 ;p 252.

[9] le congrès des instituteurs tunisiens s'est  tenu les 13, 14 , 15 août 1944( Ayachi,M)

[10]Sraieb, N. (s.d.). L'idéologie de l'école en Tunisie coloniale (1881-1945). In : Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°68-69, 1993. pp. 239-254.

[11] Circulaire du 14 février 1954 relative aux manuels scolaires de langue arabe

[12] Circulaire du 14mars  1950 relative à l'examen d'entrée en 6° en 1950.

[13] Lucien Paye: Documents sur les résultats de l'enseignement de la langue française  dans les établissements scolaires de Tunisie ,   Thèse complémentaire, Es-Lettres. présentée en 1957.

[14]Sraieb, « Place et fonctions de la langue française en Tunisie », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou seconde [En ligne], 25 | 2000, mis en ligne le 04 octobre 2014, consulté le 01 août 2016. URL : http://dhfles.revues.org/2927  

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