Hédi Bouhouch |
Nous poursuivons cette semaine la publication de l'étude sur la question de la langue d'enseignement en Tunisie , en entamant le deuxième chapitre consacré à la période du protectorat français sur le pays , une période qui a vu la confirmation du bilinguisme imposé avec une suprématie de la langue française au dépens de la langue arabe qui se trouve marginalisée.
Nous exposons dans ce
numéro le statut de la langue arabe et son évolution dans les écoles
franco-arabes après avoir vu dans le précédent
numéro la situation dans les écoles françaises ouvertes en Tunisie.
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Deuxième chapitre : La
langue d’enseignement au temps du protectorat : le bilinguisme imposé avec une prédominance de la langue
française
I.
les fondements de la politique
linguistique du protectorat
II. Evolution du statut
de la langue arabe dans les institutions publiques créées par la DIP en
Tunisie.
A. Au niveau de l'enseignement
primaire
1. Dans les écoles françaises :
d'une absence totale de la langue arabe au statut d'une matière obligatoire.
2.
Dans les écoles franco arabes : un bilinguisme inégal s'est imposé .
" L'enseignement de la langue française doit occuper une
place prépondérante dans notre programme, quelle que soit l'origine de nos
élèves. l'enseignement primaire devant être donné en français ".CIP 1909 |
Influencé par sa propre expérience
algérienne[1],
Machuel avait décidé de reproduire en Tunisie le même modèle mais en essayant
d'éviter les erreurs commises en Algérie surtout au niveau de la formation
d'instituteurs bilingues. C'est ainsi qu'il créa l'école franco-arabe bilingue[2] et une école pour former des instituteurs qui
sachent parler la langue arabe.
Pour Machuel, les écoles
franco-arabes devraient accueillir les enfants tunisiens et les enfants
européens et où l'enseignement se donnait en français et en arabe.
Ces écoles appliquent les mêmes
programmes que les écoles françaises. La seule différence réside dans
l'apprentissage de la langue arabe parlée pour les enfants européens qui
fréquentaient ce type d'écoles et l'arabe classique et le Coran pour les
enfants tunisiens musulmans. Mais dans les faits, la langue française occupe
une place prépondérante et l'enseignement est
donné en français tandis que la langue arabe est marginalisée. Cette marginalisation se
manifeste à deux niveaux : au niveau de
son statut et au niveau de l'horaire dans l'emploi du temps.
§
Au niveau de son statut
Jusqu'en 1949, la langue arabe est
enseignée en tant que langue tout simplement. Aucune matière n'est
enseignée en arabe. En plus elle a
souffert longtemps d'une absence totale d'organisation, « A la conférence consultative de novembre
1907 les représentants tunisiens demandent d'organiser sur une base rationnelle
quant au programme et à la méthode
l'enseignement d'arabe donné dans les écoles franco arabes" (Ayachi , p
62) » un rapport au président de la république qui remonte à 1908, souligne
cet état dans des termes clairs et sans
équivoque : "il n'y a pas eu jusqu'à présent de directions
précises, ni de méthodes officielles. C'est pour élaborer ce régime nouveau, en
surveiller l'application et exercer en même temps un contrôle nécessaire sur le
fonctionnement des écoles coraniques privées, qu'a été nommé un inspecteur de
l'enseignement arabe dans les écoles franco-arabes et les écoles coraniques. Ce
fonctionnaire indigène, ..., est en
fonctions depuis le début de l'année scolaire".(rapport au président 1908).
En plus, l'apprentissage de la langue arabe et du Coran se
faisait pendant longtemps en dehors de l’école. Les élèves étaient
obligés d'aller au Kouttab pour le suivre "Ils reçoivent l'enseignement
du Coran dans les kouttabs voisins"( rapport au président 1905). ''En général, on doit annexer à
chacune de ces écoles franco-arabes un
kouttab ou une école coranique, où un moueddeb donne à certaines heures
l'enseignement du Coran aux élèves… Dans cet ordre d'idées, ont été créées en
1907, à Tunis, une école rue Tourbet-el-Bey, comprenant deux classes et un
kouttab de trois classes et un kouttab à l'école de la rue du Tribunal…un
kouttab a été annexé à l'école de La Marsa..". (rapport au président
1907).
Ce n'est qu'en 1909 ( voir annexe
ci-dessous ) que le CIP adopta "un projet de programme comportant
l'enseignement coranique en même temps que l'étude de l'arabe régulier"[3].
Le programme du coran prévoyait l'apprentissage des quatre premiers chapitres, et continue à
être enseigné en dehors de l'école. " les délégués élus de
l'enseignement secondaire et de l'enseignement primaire, le président de
l'amicale primaire, expriment le vœu que, si l'enseignement de l'arabe à
l'école primaire doit nécessairement comporter l'étude du Coran, cette étude
soit faite en dehors de l'école, avant ou après les heures de classe"(vœu
émis par les membres du CIP 1909).
Pour les petites classes (cours
préparatoire et cours enfantin), il
s'agit de faire apprendre oralement le
coran. Ce n'est qu'à partir du cours élémentaire que les élèves commencent à l'écrire.
Quant au programme d'arabe, il
prévoit que l'enseignement de la langue arabe soit intégré tout entier à
l'emploi du temps pendant les heures réglementaires et comporte :
- pour le cours préparatoire et le
cours enfantin la lecture, le
langage et l'écriture ( 1h 15 mn/jour);
- pour le cours élémentaire, la lecture, le langage et l'écriture ( 45
mn/jour), la grammaire et des exercices
de rédaction ( 45 mn/jour) ;
- pour le cours moyen, la lecture, la dictée et le langage ( 30 mn/jour), la grammaire
et des exercices de rédaction ( 45 mn/jour)
- et pour le cours supérieur la
lecture (1/2 h), la grammaire, la rédaction et l'orthographe. ( 45 mn/jour).
Ce
programme ne sera appliqué intégralement que dans les écoles franco-arabes
fréquentées "exclusivement ou presque exclusivement par des indigènes".
Pour les écoles fréquentées presque exclusivement par des Européens,
" ni la lecture du Coran, ni l'étude de l'arabe régulier n'auraient
lieu". Pour les écoles mixtes
fréquentées par des indigènes et des européens, " la leçon d'arabe
régulier aux in[4]digènes
serait donnée au moment où aurait lieu celle d'arabe parlé pour les européens
et la lecture du Coran serait faite en dehors des heures de classe
réglementaires".
Mais la mise en œuvre de cette réforme "réclamée
par l'opinion publique indigène et décidée par l'administration de
l'enseignement ne peut être réalisée que graduellement." (rapport 1910) Le
manque d'enseignants qualifiés et les "obstacles budgétaires imposent une période
de transition" au cours de laquelle la DIP essaye d'améliorer peu à peu la formation et le recrutement des moueddebs parmi d'anciens élèves de la
Médersa Ettadibia en attendant les premiers mouderrès formés à l'école normale de Tunis".
Conseil de l'instruction publique
: extrait du P.V de la Séance du 28 et
29 mai 1909 dont l'ordre du jour
comprenait la question de la réforme des programmes de l'enseignement
primaire. La question de l’enseignement de
l’arabe extrait du rapport
de la commission pour l'étude des
Programmes et des méthodes
de L’enseignement primaire Les programmes existants ont donné
un ensemble de résultats satisfaisants qu'il serait injuste de méconnaître.
Cependant nous avons été amenés à nous demander si, dans ce pays où s'opère,
en ce moment, une rapide évolution amenant de nouveaux besoins, au milieu
d'une population dont les éléments sont si différents, ces programmes se
préoccupent assez de la réalité des choses. Et nous avons reconnu que notre
enseignement doit être rendu plus expérimental et plus entièrement fondé sur
la «pratique quotidienne de l'enfant el de son milieu familial ». Matières composant le programme. La commission, prenant pour base
l'organisation des programmes établis en France par la loi du 28 mars 1882 et
le décret du 18 janvier 1887, en même temps que l'arrêté du Directeur Général
de l'Enseignement en Tunisie portant la date du 7 mai 1906, demande que les
matières à enseigner dans les écoles de la Régence soient les suivantes :
Instruction morale et civique; Lecture et Récitation ; Ecriture; Langue
française ; Langue arabe ; Arithmétique, système métrique, éléments
de la géométrie et de la comptabilité ;Géographie, particulièrement celle de
ta Tunisie, de l'Afrique da Nord et de la France, Eléments de l'Histoire de
France et du Nord de l'Afrique ;Leçons de choses et premières notions
scientifiques principalement dans leurs applications à l'agriculture, à
l'hygiène et aux industries locales; Dessin ;Travaux manuels (Travaux à
l'aiguille et enseignement ménager pour les filles) ; Gymnastique ; Musique.
Instruction morale. Langue arabe.D'une part, les indigènes désirent
vivement que leurs enfants puissent apprendre dans nos écoles leur langue maternelle, d'autre
part, il serait à souhaiter que les européens puissent s'exprimer dans la
langue du pays. Les indigènes devront, en conséquence, étudier l’arabe
régulier, et les européens, l'arabe parlé.(Ce dernier enseignement
fera l'objet d'un programme spécial). Il a été présenté un projet de
programme comportant l'enseignement coranique en même temps que l'étude de
l'arabe régulier (pour les élèves musulmans) . Le programme ci-dessous, examiné au
point de vue pédagogique seulement, a été admis : Cours préparatoire, 6 à 7 ans : Lecture, langage,
écriture, 1 h. 1/2 par jour. Coran, énoncé par le maître et reproduit
oralement par l'élève, 1/2 h. Total 2 heures par jour. Cours enfantin, 7 à 8 ans : Lecture, langage,
écriture, 1 h. 1/4 par jour. Coran, toujours sans écriture, 3/4 d'heure.
Total 2 heures par jour. Cours élémentaire, 8 à 9 ans : Lecture, écriture,
langage, 3/4 d'h. par jour. Grammaire, exercices de rédaction, 3/4 d'h. Coran
écrit, morceaux choisis 1/2 h. Total 2 heures par jour. Cours moyen, 9 à 10 ans : Lecture, dictée, langage, 1/2 h.
Grammaire, exercices de rédaction, 3/4 d'heure. Coran écrit, morceaux choisis
3/4 d'h. Total 2 heures par jour. Cours supérieur, 10 à 11 ans : Lecture 1/2 h.
Grammaire, rédaction, orthographe 3/4 d'h. Coran, morceaux choisis 3/4 d'h.
Total 2 heures par jour.. L'étude du Coran serait limitée aux
quatre premiers chapitres. On pourrait se trouver en présence
de trois types d'écoles : 1° - Ecoles fréquentées presque
exclusivement par des Européens, 2° - Ecoles fréquentées presque
exclusivement par des Indigènes, 3° - Ecoles mixtes Dans le premier cas, ni la lecture
du Coran, ni l'étude de l'arabe régulier n'auraient lieu ; dans le deuxième,
cet enseignement serait prévu tout entier à l'emploi du temps pendant les
heures réglementaires; dans le troisième, la leçon d'arabe régulier aux
indigènes serait donnée au moment où aurait lieu celle d'arabe parlé pour les
européens et la lecture du Coran serait faite en dehors des heures de classe
réglementaires. Le débat A l'occasion de la lecture du
programme de langue arabe aux indigènes, M. Gresse demande à quelle catégorie
d'écoles s'adressera cet enseignement. Le Président répond que ce
programme ne sera appliqué que dans
les écoles franco-arabes dont la population scolaire se compose exclusivement
ou presque exclusivement d'indigènes, mais qu'il n'est pas question de
l'étendre aux kouttabs privés. A ce propos, le Directeur de l'enseignement
croit devoir déclarer, pour dissiper toute équivoque, que le gouvernement du
protectorat n'est disposé ni à créer ni à subventionner des kouttabs, même
des kouttabs réformés. M. Gresse constate que le programme
susmentionné comporte l'enseignement du Coran. Après une courte observation
de M. Berge sur la nécessité de donner cet enseignement si l'on ne veut pas
tarir le recrutement des écoles indigènes, le Président constate que
tout le monde est d'accord pour penser que nous ne
pouvons nous refuser de donner aux indigènes l'enseignement de leur
langue. Or, celui-ci se greffa par tradition sur l'étude du Coran,
Mais la part qu'il convient de laisser au Coran dans l'étude
de l'arabe n'est pas une question uniquement pédagogique. Elle
relève de la politique générale du Gouvernement
et échappe à la compétence du Conseil, pour rester sur le
terrain pédagogique, qui seul est de notre ressort, qu'il suffise d'affirmer
avec M. Berge, que l’enseignement de l'arabe donné, au moins au début, dans
la forme consacrée est la condition indispensable du peuplement et
de la réussite des écoles françaises dans les milieux indigènes. M. Gresse donne alors lecture du
vœu suivant : Les délégués élus de l'enseignement secondaire et de l'enseignement
primaire, le Président de l'amicale primaire, expriment le vœu, que si l'enseignement de l'arabe à
l'école primaire doit nécessairement comporter l'étude du Coran, cette étude
soit faite en dehors de l'école et avant ou après les heures de classe. Le Président déclare que ce vœu
sera inséré au procès verbal. Diverses observations de détail sont ensuite faites par plusieurs membres du
Conseil. Sur une question de
M, Ouzuel, relative aux élèves israélites indigènes, le Président
répond que ces élèves seront occupés ailleurs, lorsque leurs camarades musulmans iront au kouttab.
M. Collin ajoute que c'est ainsi qu'on
procède actuellement et cita l'exempte de l'école franco-arabe de Béjà. M.
Buisson fait observer que la Commission des programmes réduit dans la mesure du possible la part
de l'étude du Coran dans l’enseignement de l'arabe aux élèves
indigènes et M. Loth insiste sur ce
point qu'il n'y a pas en cette matière situation nouvelle et qu'on s'est
borné à préciser en une réglementation un état de choses
antérieurement existant. Le Président déclare que l'administration,
loin d'être opposée à toute réforme de l'enseignement arabe, se préoccupe de
le réorganiser et de l'améliorer, mais qu'il faut procéder avec la
plus grande prudence ; un premier pas à été fait qui a son importance,
lorsque la Mederça Ettadibia, qui était un véritable séminaire
musulman est devenue une section
d'un établissement laïque. Si l'on renonçait purement et simplement à
s'occuper de l'enseignement de la langue arabe dans
les écoles Indigènes, il faudrait du même coup
se désintéresser des kouttabs privés, qui pourraient devenir des
foyers de fanatisme. Il est de bonne politique de chercher à agir sur les
kouttabs privés et de les faire servir à notre œuvre
civilisatrice de la France, grande puissance musulmane,
ne peut négliger ce moyen d'action. Source: Bulletin officiel de
l'enseignement public, n° 28 - juin 1909. 23ème année. |
la DIP a pris plusieurs autres mesures qui visaient "l'amélioration
de la situation de ce personnel spécial : relèvement du traitement minimum,
indemnité de logement, avancement, etc" (rapport 1910). Il est prévu
la création d'un cadre de maîtres spécialement formés en vue de l'enseignement
arabe, ce qui sera réalisée en 1910 par la réforme de l'école normale Alaoui et
la création en son sein d’une section arabe avec deux filières, une
première formant des instituteurs unilingues d’arabe et une deuxième des instituteurs
bilingues.
Le rapport au président de 1912
rapporte des informations qui traduisent les avancées enregistrées dans l'enseignement de la langue
arabes dans les écoles franco-arabes et l'amélioration de la situation des
maîtres de langue arabe : " en 1912, le nombre des maîtres d'arabe dans
les écoles publiques a été porté de 75 à 100, en même temps que l'application
d'un programme d'enseignement plus développé et plus rationnel a continué à se
généraliser.
Un projet de statut des mouderrès des écoles
primaires a été mis à l'étude et entrera en vigueur à partir de janvier 1913.
Il comporte une amélioration sensible de la situation de ce personnel qui,
recruté avec soin, fait espérer pour l'avenir une ère de progrès pour la
culture primaire dans le monde indigène.
Enfin, l'année 1912 a été marquée par
l'entrée en fonctions de la première promotion des élèves-mouderrès formée à
l'école normale de Tunis, en vue de dispenser à la fois l'enseignement de
l'arabe et du français dans les écoles franco-arabes".
Le tournant des années quarante : La
langue arabe gagne du terrain : Avec les années quarante, le contexte
général, tant à l’échelle internationale qu’à l’échelle nationale, a beaucoup
évolué. Le mouvement national s’est consolidé et la deuxième guerre mondiale
vient de porter un coup à l’image de la France qui fut amenée à revoir sa
politique dans les colonies.
Au cours de la seconde guerre , "le représentant du gouvernement de
Vichy à Tunis Auriol Esteva souligne au département des affaires étrangères
qu'il faut « faire contre poids à la propagande allemande envers les arabes en acceptant
d'instruire en arabe la jeunesse
musulmane tout en leur apprenant notre langue»[5] (Ayachi,2003), mais le syndicat français déclara son opposition à cette option ,
rejetant de l'idée d'un enseignement qui se ferait en arabe[6].
Une réunion,
tenue à Alger le 10 octobre 1943, regroupant les résidents généraux de la
Tunisie et du Maroc et le gouverneur d’Alger sous la présidence du général De
Gaule, avait arrêté un certain nombre de décisions concernant l’enseignement,
dont la nécessité d’introduire les réformes qui répondent aux vœux des
populations locales.
C’est dans ce cadre général que les autorités du
protectorat avaient cherché à « donner à la langue arabe une place plus
importante à l’école primaire franco-arabe ». Les tentatives vont commencer en 1944 avec les projets de Mast et Debiesse pour aboutir
à la réforme de 1949.
En 1944, le général Mast, résident
général de Tunisie (1943-47), avait proposé
un projet de réforme de l’école primaire franco-arabe qui visait à
améliorer le statut de la langue arabe en augmentant son horaire en première
année, tout en préservant la suprématie du français. La même année, Debiesse,
Directeur de l’enseignement primaire en Tunisie, remettait un rapport en vue de
l’établissement d’un plan quinquennal de développement de l’instruction
publique en Tunisie. Ce plan, très ambitieux, proposait de créer dans « l’école
tunisienne » deux cycles : un premier cycle de trois ans où l’enseignement
serait en langue arabe, le français ne
sera introduit qu'en 3ème en
tant que langue, et un deuxième
cycle de trois années au cours desquelles le français reprend sa place, en tant
que langue d’enseignement[7].
Ce projet fut désavoué par toutes les
parties aussi bien les dirigeants du mouvement national que les représentants
des colons et même les syndicats français de l'enseignement laïque (voir plus
haut). Le résident général lui-même, le désavoua et rejeta l'idée de la création de classes d’initiation dans les
écoles franco-arabes, où l’arabe, serait l'unique langue véhiculaire.» [8]
En 1944 , le syndicat des
instituteurs tunisiens[9] ,
"prenait une position radicale en
réaction à la position des syndicats français de l'enseignement laïque
qui a appelé lors de son congrès du mois de juin 1944 à ce que la langue
française soit la seule langue
d'enseignement dans les écoles primaires aux tunisiens et aux européens , en
exigeant l'enseignement obligatoire en langue arabe des sciences exactes comme
cela se pratique en Egypte et dans les pays arabes sous contrôle britannique"
(Ayachi,M,2003)
La presse nationale
s'était engagée dans la campagne pour l'arabisation en publiant
plusieurs articles consacré à la question de la langue et la culture
arabo musulmane , cette campagne ne se limitait plus à l'arabe à l'école mais
elle a touché l'arabisation de
l'administration.
En 1947, La direction de
l’enseignement public proposa un nouveau projet de réforme, qu’elle a soumis au
conseil de l’instruction publique le 17 juin 1947. Ce projet prévoit :
-
l’arabisation totale du cours préparatoire,
-
l’augmentation de l’horaire de la langue arabe pour
atteindre 14 heures en 1ère, 2ème et 3ème
années et 9 heures au cours moyen et au cours supérieur.
-
la prolongation de la scolarité d’une année qui sera
réservée à la préparation des élèves tunisiens poursuivant leurs études dans
les écoles franco-arabes, pour passer le concours de sixième moderne, classique
ou technique, où l’enseignement s’effectuait en langue française''[10] .
Les membres
tunisiens du conseil supérieur de l’instruction publique ont rejeté ce plan
parce qu'il consacre le bilinguisme inégal et la domination de la langue
française qui restera la langue de l'enseignement secondaire. Ce refus était la
cause principale de l’abandon du projet.
En avril 1949,la direction de
l’enseignement public présenta à l’occasion de la semaine pédagogique à la fédération nationale
de l’enseignement une nouvelle proposition de réforme dont les principales
composantes étaient :
- la réforme des
programmes et de l’horaire des écoles primaires françaises et des écoles
franco-arabes dans le sens du renforcement du statut de la langue arabe
(augmentation de l’horaire et utilisation de la langue arabe pour enseigner
quelques matières de base).
- la révision des
programmes des écoles normales.
- la révision du
régime des études de l’enseignement secondaire technique.
Ce projet a été soumis au conseil
supérieur de l’instruction publique, le 22 septembre 1949, qui a retenu les
mesures suivantes :
- la révision des
programmes et de l’horaire des écoles franco-arabes pour renforcer le statut de
la langue arabe (augmentation de l’horaire et utilisation de la langue arabe
pour enseigner le calcul en 1ère et 2ème années, les
leçons de choses, l’histoire et la géographie pour les autres niveaux.
- le maintien de
la langue française au même niveau pour bien préparer les élèves au concours de
sixième sans passer par une année supplémentaire.
- l’introduction
de l’enseignement de la langue arabe dans les écoles primaires françaises. (On
comptait en 1949 dans ces écoles 6546 tunisiens musulmans, soit 13.75% de
l'ensemble de l'effectif de ces écoles.
A la rentrée d'octobre 1949, une
circulaire en date du 3 octobre 1949 institua l'enseignement du calcul et des
leçons de choses en arabe pour les
élèves du cours préparatoire 1ère année, à titre expérimental dans
certaines écoles. Une nouvelle circulaire (3 octobre 1950) décida d'étendre
l'expérience aux cours préparatoires 2ème année toujours à titre
expérimental. La généralisation à l'ensemble des cours élémentaires 1ère
année sera décidée à la rentrée 1952/53 (circulaire du 27 septembre 1952) dans
les écoles franco-arabes qui groupent exclusivement des élèves tunisiens (pour
la première fois, une circulaire de la DIP utilise le terme élèves tunisiens à
la place d'élèves indigènes musulmans).
En plus du calcul et des leçons de
choses pour les cours préparatoires, la DIP décida d'arabiser l'histoire
géographie au cours moyen.
Tableau : horaire hebdomadaire réservé à l’enseignement de l’arabe au cours préparatoire et au cours élémentaire. Cet horaire concerne les classes qui suivent le nouveau régime appliqué depuis octobre 1949, c'est-à-dire où le calcul et les leçons de choses sont enseignés en arabe.
|
Cours préparatoire |
Cours Elémentaire |
||
Coran morale et précepts religieux |
1h 20 40 mn |
2h |
1h 20 40 mn |
2h |
lecture |
4h |
3h 30 |
||
Ecriture |
2h |
|
1h |
|
étude de la langue dictée grammaire et morphologie les mots et les phrases langage récitation rédaction |
- - 30mn 1h20 40mn - |
2h30 |
30 mn 1H10 - 1h10 30mn - |
3H20 |
Chant |
1h |
30mn |
||
Calcul |
2h40 |
3h |
||
Leçon de chose |
- |
50mn |
||
Total |
14H10 |
14H10 |
source:circulaire du 17
décembre 1952 relative à l’enseignement de l’arabe dans les écoles
franco-arabes nouveau régime de 1949 . BODIP n° 10 octobrenovembredécembre 1952
Cette avancée fut consolidée par deux
mesures qui avaient renforcé le statut de la langue arabe dans les écoles
franco-arabes, il s'agissait de :
1° l'utilisation de manuels en
langue arabe :
Appelée au cours de sa réunion du 28
septembre 1954 à donner son avis sur deux livres, la commission des livres
scolaires en langue arabe a émis un avis favorable pour leur usage dans les
cours des établissements primaires et des écoles coraniques modernes pour
lesquels ils ont été conçus.[11] Les livres concernés sont
« Leçons de choses » (en langue arabe destiné au cours élémentaires
1ère année et réalisé par Mohamed Bakir, inspecteur de
l’enseignement arabe et des écoles coraniques modernes, MongiGoula et
AmorDjémali, instituteurs) et « Les nouvelles leçons de choses pour
les cours élémentaires » (réalisé par SadokSebei et Ahmed Sfar, inspecteur
de l’enseignement arabe et des écoles coraniques modernes).
2° La programmation d'une épreuve
d'arabe régulier à l'examen d'entrée en sixième (classique, moderne, technique
et tunisienne, des lycées et des collèges, (y compris le collège Sadiki), et
d’un cours complémentaires[12] pour les élèves provenant
des écoles franco-arabes. Cette épreuve comporte "un exercice de
voyellation d'un texte facile et concret de 10 à 12 lignes, accompagné de trois
questions relatives à l'intelligence du texte,, au vocabulaire et à la
grammaire". Les candidats qui se présentent à l'examen d'entrée en sixième tunisienne ou dans les classes de
sixième du collège Sadiki, ont une épreuve supplémentaire de rédaction en
langue arabe ( description ou
narration).
Mais ,ces mesures sont venues très en
retard par rapport aux attentes et des revendications des nationalistes , qui
étaient traduites par le « le projet
syndical d'arabisation présenté par
Messadi président de la FNET devant le
IV congrès de l'UGTT début du mois d'avril 1951 était très ambitieux " il
s'agit de décharger l'élève du fardeau du bilinguisme au début de son
enseignement pour éviter toute déperdition dans l'effort intellectuellement et
arabiser une part des disciplines rationnelles; c'est cela notre programme souligne -t-il prévoit dans une 1er étape l'arabisation des
deux premières années de l'enseignement primaire, de l'arithmétique, des leçons
de choses, de l'histoire et de la géographie durant tout le cycle primaire et
réclame une adaptation de ces enseignement avec le milieu arabo-musulman.»
(Ayachi,2003,p p 88).
Selon Ayachi (2003)« le programme
syndical remet en cause le modèle sadikien
puisqu'il prévoit pour l'enseignement secondaire l'arabisation des
sciences physiques des mathématiques , de l'histoire et de la géographie tout en réservant une large place à
l'enseignement du français" afin que les bacheliers puissent sans handicap
poursuivre leurs études supérieures dans les capitales européennes … ce plan
est en fait l'anti thèse de l'option réformiste du début du siècle dont la
devise était " instruire en français et enseigner la langue arabe".
Lucien Paye, qui fut le dernier directeur général de
l'enseignement public en Tunisie, avait relaté dans l'introduction sa thèse[13] les
circonstances de sa réforme et les raisons de son échec : « En
tant que directeur de l'instruction publique en Tunisie depuis le mois
d'octobre 1948, je ne pouvais me désintéresser de la revendication de
l'arabisation et s'il m'appartenait d'en apprécier le bien fondé et d'en
mesurer les conséquences , une étude s'imposerait , elle fut enfin entreprise
dès 1949, mais les difficultés politiques
qui agitèrent la régence à partir de 1952 , compromirent et retardèrent
la conclusion»
( Cité par
Ayachi,2003; p87).
§ La
marginalisation au niveau de l'horaire :
Théoriquement, les deux langues,
arabe et française, devraient jouir des mêmes plages horaires dans l'école franco-arabe.
Ce fut le cas à certains moments et pour
certains cours, mais le français est resté la langue dominante malgré les
quelques ajustements :
-
au cours des premières années du protectorat, "
L'horaire est de demi-temps dans les classes inférieures (trois heures de
classe française par jour )" et trois
heures pour étudier l'arabe et le coran, donc il y avait une parité
totale, mais "dans les classes supérieures, les élèves ont six heures par
jour avec les maîtres de français." (rapport au président, 1905).
-
En 1909, le C.I.P réuni en session ordinaire décida de
réserver 2 heures /jour pour la langue
arabe dans tous les cours, soit 10 heures par semaine sur un total hebdomadaire
de 30 heures.
-
En 1923, on note une certaine amélioration. En effet,
il fut décidé que l'horaire dans chaque
classe et chaque cours ne peut être inférieur à 5 h ni supérieur à 15 h
/semaine, mais dans la pratique, on continuait à appliquer les normes de
2h/jour soit 10 heures par semaine. L'horaire officiel en vigueur jusqu' en
1948 accordait à la langue arabe et au coran 9 heures par semaine pour tous les
cours contre 19h 20 mn pour la langue
française et les matières enseignées en français (il faudrait ajouter 1h 40
pour les récréations pour obtenir 30h).
-
L’année 1949 a marqué, comme on l'a déjà vu dans le
paragraphe précédent, un tournant dans
le poids de la langue arabe à l'école
franco-arabe. Un nouvel horaire est entré en application à la rentrée
1949/1950 progressivement et d'une manière expérimentale au cours élémentaire première année ( 20 classes de cours
élémentaires 1ère année ont été choisies pour l'expérimentation). Le
nouvel horaire assure une parité
parfaite entre les deux langues dans les cours préparatoires et
élémentaires avec 14h10 par semaine pour chaque langue. Le nouvel
horaire est entré en application dans la totalité des classes de cours
élémentaire première année à la rentrée 1952-53, puis il a touché les cours des
trois premières années de l'école primaire franco-arabe qui suivaient désormais
un enseignement où l'arabe et le français s'équilibraient dans l'horaire et
véhiculaient l'un et l'autre des disciplines de base.
La réforme a touché les
autres cours, (cours moyen et cours supérieur) et elle s'est traduite par une
réduction de l'écart entre les deux langues mais en maintenant la suprématie de
la langue française. (voir l'horaire des cours moyen 1ère année
entré en vigueur à la rentrée 1952).
cours moyen 1ère année |
||||
|
écoles franco-arabes urbaines de garçons
|
écoles franco-arabes rurales de garçons et de filles "type A" |
||
matières |
Arabe |
français |
Arabe |
Français |
Coran |
1 |
1 |
|
|
Lecture |
2.30 |
4 |
2H30 |
4 |
Langue |
4H50 |
5 |
4H50 |
5 |
Chant |
0.30 |
0.30 |
||
Calcul |
4 |
4 |
||
Leçons de choses |
1.30 |
1.30 |
||
Histoire Géo |
1.30 |
1 |
1H30 |
1 |
Dessin et T M |
1.30 |
1.3 |
||
Education physique |
1 |
1 |
||
Total |
11.20 |
17 |
9H50 |
18.30 |
Récréation |
1H40 |
1.40 |
||
total général |
30 |
30 |
source : circulaire du 17 décembre 1952 relative à l’enseignement de l’arabe dans les écoles
franco-arabes, nouveau régime de 1949.
Pour résumer, la réforme entamée en
1949 a donné un nouvel horaire dans les écoles franco-arabes plus équilibré, sans pour autant qu'elle
remette en question la supériorité de la langue française, le nouvel horaire
des écoles primaires franco-arabes se présente depuis sous la forme suivante:
L’horaire des écoles primaires franco-arabes
après la réforme de 1949[14]
cours
moyen et cours supérieur |
cours
élémentaire |
cours
préparatoire |
Langue |
11 heures 20mn |
14 heures et 10 mn |
14 heures
et 10 mn |
Arabe |
17 heures |
14 heures et 10 mn |
14 heures et 10 mn |
Français |
1 heure 40mn |
1 heure 40mn |
1 heure 40mn |
Récréation |
30 heures |
30 heures |
30
heures |
Total |
Après un long débat, les mesures engendrées par la réforme de 1949 ont atténué l’ancienne formule du bilinguisme où le français était prédominant par un nouveau bilinguisme qui établit un certain équilibre entre les deux langues (l’arabe et le français) au niveau des trois premières années de l'école primaire franco-arabe et permet d'enseigner certaines matières en arabe. Comment est-on arrivé à ce résultat ? Quelles étaient les attitudes des réformistes tunisiens et des autres vis-à-vis de la création des écoles franco-arabes ? Et quelles étaient les solutions qu’ils avaient conçues pour défendre la place de la langue arabe dans la société et à l’école ? Nous traiterons ces questions dans la troisième partie de ce chapitre.
Fin
de la cinquième partie , à suivre , pour revenir à la première partie, cliquer ICI , à la 2ème partie cliquer ICI, à la 3ème partie cliquer ICI, à la 4ème partie cliquer ICI
Hédi Bouhouch & Mongi Akrout, Révision Abdessalam
Bouzid, Inspecteurs généraux de l'éducation retraités.
Tunis 2015
Pour accéder à la version arabe, cliquer Ici
[1]Machuel a vécu en Algérie où il avait fréquenté l'école arabe
française dirigée par son père. Ces écoles créées en 1850 pour
accueillir des enfants arabes et des enfants français étaient destinées
à " faire apprendre aux français
la langue des indigènes et faire apprendre aux
indigènes la langue française" ( Mirante 1930), mais elle furent un échec puisque on décida au cours des années quatre vingt de séparer de nouveaux les deux populations jusqu'en 1949 quand le décret du 5 mars promulgua
le même enseignement pour les deux communautés.
[2]Le bilinguisme projeté est plutôt un bilinguisme inégal
et transitoire qui doit instaurer, à plus ou moins long terme, la suprématie du
français sur l’arabe, et hisser les indigènes vers la civilisation française.
Un politicien français, Genty de
Bussy qui a écrit un ouvrage sur
l'Algérie en 1835" De l'établissement
des Français dans la régence d'Alger et des moyens d'y assurer la prospérité2", exprime clairement
la vision et la politique françaises : « Il est bien plus pressant…de
mettre les indigènes en possession de notre langue, que pour nous d’étudier la leur.
L’arabe ne nous serait utile que pour nos relations avec les africains ; le
français non seulement commence leurs rapports avec nous, mais il est pour eux
la clef avec laquelle ils peuvent pénétrer dans le sanctuaire. Il les met en
contact avec nos livres, avec nos professeurs, avec la science même. Au-delà de
l’arabe, il n’y a rien que la langue ; au-delà du français, il y a tout ce que
les connaissances humaines, tout ce que les progrès de l’intelligence ont
entassé depuis tant d’années".
Dalila Morsly : Les écoles arabes-françaises
dans l’Algérie colonisée. Une expérience d’enseignement bilingue ?
http://www.projetpluri-l.org/publis/Morsly%20-%20Les%20Ecoles%20Arabes%20Francaises%20Dans%20l%20Algerie.pdf
[3]Rapport
de la commission pour l'étude des
Programmes et des Méthodes
de L’enseignement primaire Conseil de l'instruction publique Séance du
28 mal 1909, Bulletin officiel de l'enseignement public .juin 1909 n° 28 23°année .
[5] Ayachi,M.
Ecoles et société en Tunisie, 1930-1958,
Centre de CERES, 2003 - 474 pages
[6] position exprimée lors du congrès de la fédération des syndicats
français de l'enseignement laïque tenu le 17 mai 1944 à Alger , les
congressistes avaient en outre réclamé la suppression des cours de culture
musulmane qui étaient donnés aux élèves tunisiens dans l'enseignement de second
degré( cité par Ayachi.M dans sa thèse
[7]curieusement c'est ce qui a été réalisé avec la loi
58
[8]Sraieb N ( 1993) :
L’idéologie de l’école en Tunisie coloniale ;Revue du monde musulman et de
la méditerranée ;1993 ;68 ;p 252.
[9] le congrès des
instituteurs tunisiens s'est tenu les 13, 14 , 15 août 1944( Ayachi,M)
[10]Sraieb, N. (s.d.). L'idéologie de l'école en Tunisie coloniale
(1881-1945). In : Revue du monde musulman et de la Méditerranée, N°68-69, 1993.
pp. 239-254.
[11] Circulaire du 14 février 1954 relative aux
manuels scolaires de langue arabe
[12] Circulaire du 14mars 1950 relative à l'examen d'entrée en 6° en 1950.
[13] Lucien Paye:
Documents sur les résultats de l'enseignement de la langue française dans les établissements scolaires de Tunisie
, Thèse complémentaire, Es-Lettres. présentée
en 1957.
[14]Sraieb,
« Place et fonctions de la langue française
en Tunisie », Documents pour l’histoire du français langue étrangère ou
seconde [En ligne], 25 | 2000, mis en ligne le 04 octobre 2014,
consulté le 01 août 2016. URL : http://dhfles.revues.org/2927
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