lundi 12 février 2018

Les réformes du temps de l’indépendance - Partie 6 : la Loi relative au système éducatif de 1991 – Quatrième et dernier chapitre : LE BILAN




Je n’avais aucune raison de refuser la responsabilité de participer au gouvernement, pour appliquer Mon projet de réforme du système éducatif, réforme que j’estime fondamentale pour la modernisation de nos écoles, et pour éloigner notre jeunesse de l’esprit fanatique dans lequel elle était formée jusque-là.
  Mohamed Charfi



Le bilan ?

Témoignage de M° H.Neifer  qui fut le conseiller du Ministre Charfi pour l'éducation islamique


Mohamed Charfi quitta le ministère, le 20 mai 1994, après avoir achevé la réforme ; mais il n’a pas pu suivre ses résultats, puisque la première promotion de l’école de base devrait arriver au niveau du diplôme, à la fin de l’année scolaire 1998_/99 ; leurs résultats donneraient les premiers indices sur l’efficacité de la réforme et du nouveau système éducatif, et sur la qualité de son produit.
Alors, quel bilan peut-on faire ?

Objectivement, il n’est peut-être pas permis de faire un bilan de la réforme  de 1991, car elle  n’a pas vécu longtemps , en comparaison avec la réforme de 1958 ; puisque, dès 2002, elle fut remplacée par une nouvelle réforme, après avoir été en panne depuis le départ de Charfi et de son équipe ; ainsi  le rêve de concevoir des programmes scolaires pour des génération s’est-il envolé , mais la réforme Charfi a marqué l’histoire de l’école tunisienne.

1.    La réforme a introduit une nouvelle dynamique et a donner une nouvelle poussée vers la modernité
Parmi les  apports de la réforme de 1991 ,  c’est qu’elle  a redonné un nouveau souffle au système éducatif, qui a vécu une longue période d’hibernation, et pour certains une rétrogradation[1] durant les années soixante -dix ; la nouvelle réforme partage certains choix arrêtés par la réformes de 58  tels que la référence au modèle sadikien , l’intérêt accordé à l’apprentissage des langues qui permet l’ouverture sur les cultures et les civilisations d’autres peuples, et d’avoir un accès direct aux découvertes scientifiques et techniques,  tout en accordant à la langue nationale le statut d’une langue d’enseignement et de culture au niveau de l’enseignement de base .
2.    La loi de 1991 introduit des réformes de fond
La loi de 91 s’est particulièrement distinguée par l’introduction de réformes de fond, comme par exemple :
§  L’intégration du système éducatif tunisien dans le système des droits universels de l’homme, et l’introduction des concepts de citoyenneté, de démocratie, de la société civile fondée sur le caractère indissociable des droits et des devoirs.
§  La priorité donnée à donner à l’enfant tunisien une formation générale et équilibrée où l’intérêt accordé aux sciences, aux humanités, à la technique et à la dextérité manuelle soit équivalent », et l’allongement de la durée de la formation généraliste, en retardant l’orientation et la pré- spécialisation pour les deux dernières années de l’enseignement secondaire.
§  La  poursuite de la mise en place de l’enseignement de base de neuf ans, en tant que solution pour lutter contre le redoublement et l’abandon scolaire chez les jeunes de moins de 16 ans ; cet enseignement devrait assurer à tous les jeunes un bagage et une formation qui les protègeraient du risque d’un retour à l’analphabétisme, et qui les préparent à rejoindre l’enseignement secondaire , la formation professionnelle, ou à s’intégrer directement dans la vie économique.
§  L’unification de la structure de l’enseignement : désormais, le système comporte une voie unique (enseignement de base menant au DFEB et enseignement secondaire menant au baccalauréat), reprenant ainsi une vieille recommandation de la commission de 1967 et une partie de la réforme de Ben Salah.
§  La réforme a enfin fait de la formation initiale  et la formation continue des enseignants  de l’école primaire une composante essentielle de sa stratégie, pour faire face aux exigences des nouveaux programmes qui avaient intégré de nouveaux concepts et de nouveaux savoirs, ainsi que de nouvelles approches  pédagogiques ; pour les enseignants du second cycle de l’enseignement de base et de l’enseignement secondaire, rien n’a été prévu pour la formation initiale, ( à part l’institution d’une maitrise en éduction civique et l’encouragement des professeurs à préparer l’agrégation en augmentant substantiellement leur indemnité pédagogique) ; au contraire, c’est à cette époque qu’on décida de fermer les écoles normales supérieures, sans prévoir d’alternatives pour la formation initiale  des professeurs ; ce fut, à notre avis, l’une des grandes erreurs de cette période ; Charfi le reconnait lui- même en rappelant que « Les réformes ( qu’il a entreprises )  comportaient trois volets : le contenu des programmes, celui des manuels scolaires et la formation des enseignants - dernier point sur lequel je n’ai pas pu aller jusqu’au bout parce que cette entreprise exige beaucoup de temps. Il faut que, dans ce domaine, l’Etat ait du souffle. »[2]
3.    Les pour et les contres
La réforme de 1991 a suscité, peut-être, autant de supporters et d’admirateurs que d’adversaires, en raison des orientations et des choix politiques et sociétaux et de sa gestion administrative et politique de la réforme.
a.    Les choix politiques et sociétaux du ministre rencontrent l’opposition des islamistes
Le ministre Mohamed Charfi   était connu par ses positions hostiles, ( critiques),   vis-à-vis de la mouvance islamique, et par son appartenance à la gauche tunisienne, au cours des années soixante (mouvement perspective), et pour son engagement pour la défense des droits de l’homme ; il présida la ligue tunisienne des droits de l’homme, avant d’être appelé au gouvernement ; d’ailleurs, c’est  peut-être pour toutes ces raisons qu’il fut choisi pour diriger le ministère de l’éducation.
Certains n’ont pas manqué de prétendre que Mohamed Charfi était chargé « d’une mission précise, il doit porter dans le champ culturel la lutte encore feutrée, qui oppose le nouveau régime  aux militants islamistes »,[3] et de remettre le système éducatif sur la voie de la modernité après les dérives des années quatre- vingt,  au cours desquelles «  où pour faire face à l’agitation de gauche ( Mohamed Mzali ) s’est , pendant plus de dix ans, d’abord en tant que ministre de l’éducation, puis en tant que premier ministre, rapproché des islamistes, et a mis en place un enseignement qui porte l’accent, à partir du second cycle du secondaire, sur les sciences, et néglige totalement la culture générale et la philosophie. »[4]
Charfi revient sur ce contexte, dans une entrevue en 2006, affirmant que « certains de ces enseignants ( les diplômés de la grande mosquée Az- zaituna ) avaient accepté de mauvaise grâce les réformes introduites par Bourguiba, et avaient, petit à petit, grignoté des positions, changé un peu les conceptions, influencé l’évolution des programmes et des manuels scolaires dans le sens de la fidélité nécessaire à l’islam, compris à la manière traditionnelle. Et puis le mouvement islamiste a commencé, notamment au lendemain de la révolution iranienne, à se développer et il a investi principalement le secteur de l’enseignement. On a certainement manqué de vigilance. Dès lors, à la fin des années 80, nous vivions une grave contradiction avec une société et un Etat qui se modernisent et un enseignement tourné vers la tradition. De ce fait la jeunesse était de plus en plus désorientée. L’ensemble des réformes tunisiennes était donc gravement menacé. Mon rôle, comme ministre de l’Éducation, a été de redresser la barre. Je pense que le rôle de l’école est de favoriser l’intégration du futur citoyen dans la société. Donc, si on pratique un islam suivant une interprétation moderne, c’est cette modernité qu’il faut expliquer à l’élève au lieu de le former dans la fidélité à ce qui est ancien et dépassé. »[5]
Le ministre a annoncé ses intentions « dès la rentrée 1989 ; il entreprend refonte des manuels de l’instruction religieuse, et une révision de ses programmes, pour en extirper les questions et les recommandations qui sont en conflit avec institutions civiles.  »
Les islamistes, et surtout le MTI, se sont opposés à cette politique qu’ils considèrent contre l’islam , et qui va affaiblir le rôle de l’éducation religieuse ; ils ont même appelé à sa démission, dans un communiqué,  le  5 octobre 1989, dans lequel le secrétaire général Abdelfattah  Mourou dénonce : «  la guerre contre l’islam et ses valeurs , que Mohamed Charfi a menée, depuis le début de cette année scolaire, et qui consacre l’aliénation de la société tunisienne , la perte de ses valeurs religieuses et sa laïcisation. » [6]
Encourageant les professeurs de l’éducation religieuse à protester contre la décision qui leur a enlevé la possibilité d’enseigner l’instruction civique, en plus de l’instruction religieuse, et provoquant des mouvements de contestation et de protestation « dans la plupart des facultés, à l'appel relayé par l'Union générale tunisienne des étudiants (UGTE, syndicat étudiant islamiste). Les mobilisations demeurent dans la plupart des facultés, dans une large mesure, confinées dans les rangs islamistes. »[7]
« Charfi commentera, plus tard, cet épisode en ces termes largement euphémismes : Entre 1989 et 1992, sur la base des mêmes mots d'ordre, et avec des slogans similaires, ils [les islamistes] ont entretenu une agitation très violente dans l'université tunisienne, et essayé d'entraîner les lycéens dans une tentative de véritable insurrection. Ce qui a provoqué de la part des autorités une réaction ferme, pour éviter une évolution comparable à celle que l'Algérie a connue, et connaît encore (Charfi, 1998). »[8]

Annexe : Témoignage de Mohamed Charfi
En 2002 Charfi revient sur ces évènements 
« au cours des années de 1988 à 1991 , la liberté de presse était totale… le 2 avril 1989 , les islamistes ont participé en toute liberté aux élections législatives… on s’acheminait vers la reconnaissance de leur parti En Nahdha à coté de plusieurs partis d’opposition, la Tunisie était en train de se démocratiser , après les élections , le nouveaux gouvernement a entamé une réforme du système éducatif , les écoles primaires et secondaires … allaient être réformées dans un esprit moderne… cette réforme a provoqué dans les rang des islamistes une réaction d’affolement , la réforme annoncée et entamée allait «  assécher les sources »  de l’islamisme pour reprendre leurs expressions , n’ayant pas réussi a bloqué cette réforme , ils ont réagi en créant pendant trois années universitaire ( 1989/1992) un climat de terreur épouvantable au sein des universités , des établissements scolaires secondaires et même de certaines écoles primaires , Finalement , suite à l’occupation violente de plusieurs facultés dont des facultés des sciences qui comportent des laboratoires de physique et de chimie avec des produits explosifs et inflammables , les autorités , craignant que cette agitation ne s’étende à la rue se sont décidés à faire intervenir la police , il s’en est suivi un affrontement avec son cortège de victimes , d’arrestations d’emprisonnement et de procès… la pente de la répression est glissante , l’expérience démocratique en cours a été stoppée , les islamistes ont aussi provoqué la fin du printemps tunisien … »
Mohamed  Charfi, communication présentée au 75ème anniversaire de l’union internationale des avocats, juin 2002, in site perspectives tunisiennes

b.    La mobilisation des intellectuels démocrates et de gauche pour soutenir le ministre Mohamed Charfi 
Face à la campagne de diabolisation et de dénigrement, , «  quasiment toute les forces de l’opposition démocratique se mobilise et s’insurge, et prend la défense  de son ministre » écrivait S .Khiari[9],  Mohamed Charfi, en relatant cet épisode,  évoqua le soutien des forces libérales , progressistes qu’elles lui ont exprimé dans ces termes : « à leur communiqué du 2 octobre 1989, …, où ils faisaient de moi un diable et réclamaient ma démission, les intellectuels et démocrates ont répondu par une pétition de soutien à ma réforme qui a pour la première fois, regroupé 1000 signatures. »[10]
c.     les barons du parti au pouvoir ni pour ni contre
Le ministre Charfi a rencontré aussi la méfiance des barons du parti au pouvoir, le RCD, qui ne l’avaient pas bien accueilli, à cause de son passé d’ancien perspectiviste, surtout qu’il est resté fidèle à ses principes, et a conservé les mêmes positions, et s’était abstenu de se joindre au parti comme plusieurs anciens opposants devenus ministres. Les barons du parti étaient aussi agacés par l’insistance de Charfi à se référer, en parlant de la réforme éducative, au pacte national, alors que ces derniers veulent se référer aux motions et aux décisions du dernier congrès du parti (congrès du salut, 29-31juillet 1988).
4.    Les dérives de la réforme
a.    la gestion de la réforme avait marginalisé l’administration et le corps de l’inspection pédagogique
En faisant appel à une équipe de conseillers, venus tous de l’enseignement supérieur, et en confiant la présidence des commissions nationales sectorielles à des professeurs universitaires, les cadres de l’administration centrale ( directeurs généraux,  directeurs, sous directeurs et autres chefs de service), et le corps   des inspecteurs se trouvaient marginalisés ; car, petit à petit , le conseiller s’est mu en premier décideur et en donneur d’ordre : ( présidant les réunions des inspecteurs de sa spécialité,  choisissant leur date et leur ordre de jours, nommant les membres des différentes commissions , certains s’imposaient  comme  les responsables scientifiques de la collection des manuels scolaires,  affichant leur nom sur les nouveaux manuels avec l’accord des auteurs eux mêmes  …) Rien ne se décide, ni se fait, sans l’accord  du conseiller, et sans son aval.
Les hauts cadres de l’administration se voient réduits au rang de secrétaires, ou même au rang de simples agents d’exécution ; certains, qui n’ont pas accepté cet état de fait, ont choisi de partir ; d’autres avaient été transférés vers des services secondaires ; l’ambiance est devenue très tendue ; le corps des inspecteurs est  divisé : les favoris du conseiller et les autres.  
b.    La réforme a engendré des programmes et des manuels encyclopédiques
S’il est indiscutable que la participation massive (volontaire et bénévole) des universitaires a beaucoup donné à la réforme de 1991, elle été à l’origine d’une dérive vers l’encyclopédisme ; « chaque spécialiste voulaient intégrer sa spécialité dans les programmes scolaires, ce qui a donné des programmes très ambitieux et trop chargés, et des manuels riches d’informations, mais pédagogiquement inutilisables par les élèves, surtout au niveau de l’enseignement secondaire,  et même par les professeurs »[11].

SUITE ET FIN, pour revenir aux CHAPITRES précédents – Cliquer sur les liens ci-dessous :

Hédi Bouhouch et Mongi Akrout
Tunis le 30 octobre 2014

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[1] « La mise en œuvre de  la stratégie de Charfi  part de l’analyse …que les politiques éducatives mise en œuvre pendant les années 70 , en cherchant à combattre le marxisme , ont favorisé la propagation des idées islamistes »
[2]
[3] François Siino : Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine  p 272 273-  édition Khartala-IREMAM
[4]  Chroniques tunisiennes , Annuaire de l’Afrique du nord , 1989, P 690, cité par Siino .F , opt cité

[5] Tunisie , Expériences et réflexions sur la modernisation :  Entretien avec Mohamed Charfi , Propos recueillis par Héloïse Kolebka. mensuel L’Histoire  n° 289,  Spécial laïcité Partie III  ,2006

http://www.mediterraneas.org/article.php3?id_article=444

[6] François Siino : Science et pouvoir dans la Tunisie contemporaine  p 272 273 EDITION Khartala-IREMAM


[7] Sadri Khiari.  Tunisie: le délitement de la cité : coercition, consentement, résistance
édition Khartala   et Olfa Lamloum : Tunisie : quelle transition democratique ?  ( l’auteur cite CHARFI M., 1998, Islam et liberté. Le malentendu historique, Paris, Albin Michel. )
[8] Olfa Lamloum : Tunisie : quelle transition démocratique ?  (L’auteur cite CHARFI M., 1998, Islam et liberté. Le malentendu historique, Paris, Albin Michel. )
[9] S.Khiari , opt cité
[10]   Mohamed Charfi répond en direct à des questions des participants au forum politique de Perspectives Tunisiennes

[11]  Extraits d’un rapport  rédigé par M.Akrout , rapporteur général de la commission sectorielle des sciences humaines et envoyé au Ministre.

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